mardi 12 mai 2020

Dans la mélasse

Faire un tonneau
Il était une fois tonnelier, Édouard, capable de réaliser des prodiges. Il savait l’art délicat de cintrer les douelles en les chauffant avant de les accoler les unes aux autres avec des cercles de noisetier parfaitement ajustés. Il avait la réputation de faire de belles barriques, parfaitement étanches et qui plus est, capables de tromper les gabelous.



Pour ses amis faux-sauniers il avait pensé des muids qui contrairement à ceux de ses confrères de Loire ne contenaient pas 289 litres de vin mais seulement 250 litres pour la simple et malicieuse raison qu’ils avaient un double fond afin d’y dissimuler du sel de contre-bande. Édouard risquait tout autant que ses camarades contrebandiers si l’un d’eux était surpris. Ses tonneaux étaient marqués de son poinçon réglementaire, il assumait ce risque tout comme les mangeux de Lune, ces gars intrépides qui naviguaient de nuit.



Édouard avait toujours rêver de partager leur aventure. Puisqu’il était leur complice, autant profiter de l’exaltation de la course. C’est lors d’une nouvelle Lune qu’il embarqua avec l’équipage transportant des barriques vides ayant déjà servies pour la vinaigrerie de Meung-sur-Loire, la plus importante de la région.



Naturellement les doubles fonds étaient remplis de faux sel tandis que pour tromper la curiosité des gabelous, le bois utilisé : du pin, était plus léger que le chêne habituel. Édouard avait mis au point un savant vernis laissant croire à la supercherie afin de donner le change. Il se pensait ainsi à l’abri des mauvaises surprises.



Le « Vardiaux », ce beau chaland taillé pour cette course nocturne, long et léger, capable de transporter bien des barriques tout en allant parfaitement au vent ou à la bourde, était le voilier idéal pour pareille aventure d’autant que son équipage était passé maître de cette navigation nocturne qui en aurait découragé plus d’un. Cette nuit-là, le bateau allait bon train, l’équipage se taisait tandis que la voile noire, gonflée d’un vent de Galerne idéal, laissait entrevoir un voyage aisé.



Soudain, une masse blanche déchira l’obscurité. C’était le torchon de la Patache. L’embarcation des soldats de la gabelle filait bien plus vite qu’eux. Les soldats avaient eu vent de leur passage – pour quelques deniers, la trahison a toujours été monnaie courante - ils savaient la marchandise du Vardiaux et avaient mis assez de toile pour contrer ces maudits gredins. La Patache gagnait du terrain d’autant plus aisément qu’elle était plus frêle que le Vardiaux.



Sur le challand dont l’avance fondait comme embâcle lors du dégel, il fallait agir au plus vite. La mort dans l’âme, les mariniers décidèrent de jeter par-dessus bord nombre de muids. Mieux valait perdre le bénéfice de la course que de se retrouver pour certains aux galères ou pour les bizuts avec une vilaine flétrissure. Édouard était de ceux-là. Jamais il n’avait eu maille à partie avec les gabelous, cette sale engeance ! Pour lui et sa réputation professionnelle, il était préférable de ne pas commencer.



Le bateau même délesté perdait encore sur la rapide Patache. Sur le Vardiaux l’inquiétude grandissait. Il fallait agir. Les derniers fûts allaient passer par-dessus bord, tant pis si la Loire serait un peu salée. Il n’en restait plus qu’un lorsque le capitaine, un vieux marin expérimenté, regardant le tonnelier, ce voyageur inutile et pesant, lui intima l’ordre d’enjamber la bordée afin de gagner la rive et alléger l’embarcation.



Édouard à sa grande honte avoua qu’il ne savait pas nager. La Loire était grosse, il n’allait pas survivre à pareille aventure. Il avant confiance en sa barrique. Il demanda à y être enfermé. Un marin souleva l’Esselière, le tonnelier se glissa dans le tonneau qui fut jeté à l’eau.



Allégé, le Vardiaux ne perdit plus de terrain sur la Patache. L’équipage fut sauf. Ce n’était plus qu’une question de patience et de savoir-faire pour semer définitivement les soldats du roi. Ces derniers, obnubilés par la poursuite, n’avaient pas songé à prendre au passage une pièce à conviction. La dernière barrique tout comme toutes les autres leur fila sous le nez



Édouard, dans sa cachette se félicitait de la qualité de son travail. Il flottait quoique un peu chahuté par les flots. Il lui fallait prendre son mal en patience jusqu’à ce que son esquif ne vienne à s’échouer sur la rive. Confiant, il s’endormit, bercé par le tangage.





Quand il se réveilla, son épopée n’avait pas trouvé son épilogue. Il devina que le jour s’était levé. Le tumulte des eaux ne présageait rien de bon. La Loire avait dû grossir, la barrique filait grand train et gîtait en tous sens. Il en eut le mal de mer et finit, immanquablement par vomir tripes et boyaux.



Plus le temps passait plus sa posture devenait inconfortable. Dans son tombeau flottait des effluves nauséeuse. Le tonnelier se demanda combien de temps durerait l’aventure sans boire ni manger. On ne peut survivre plus de trois jours sans boire, mourir de soif dans un tonneau quelle triste destinée pour un tonnelier !



Il s’endormit plusieurs fois, perdit la notion du temps. Il devinait sa fin proche, il était à bout de force. Soudain il eut le cœur soulevé. Sa prison avait quitté l'élément liquide, il en était certain. Elle fut hissée à bord d’une frégate traversant l’Atlantique. C’est du moins ce qu’il apprit vite après avoir repris ses esprits. L’équipage avait été grandement déçu de trouver un fût vide mais apprécia bien vite la présence d’un charpentier de bord.



Il y eut en effet quelques grains à essuyer durant la traversée que Édouard paya amplement par un travail d’une rare qualité. Tout l’équipage se loua de ses services et se réjouit de ne l’avoir pas rejeté à la mer. L’homme se dit alors que son destin avait choisi pour lui, il se laissa porter là où le vent mena le navire. C’est ainsi qu’il débarqua en Guadeloupe.



Rapidement il trouva embauche. Si le vin n’était pas cultivé sous ces latitudes, le négoce de la canne à sucre battait son plein. Un premier raffinage grossier produisait sur place un sirop fort épais et sucré du nom de mélasse. Édouard fit à nouveau des tonneaux afin que les négociants transportent en Europe ce liquide visqueux pour un raffinage plus élaboré. Il s’installa dans le nouveau monde, s’y maria et fit souche, un comble pour un tonnelier



Le destin joue parfois de drôle de tour. Le sel que ses amis faux-sauniers dissimulaient était destiné à la région orléanaise. La Mélasse y arriva en masse puisque dans cette ville on compta jusqu’à 42 raffineries à la glorieuse époque pour enrichir les bourgeois de barrique. Édouard, en troquant le sel pour le sucre, était passé d’une vie austère à une existence acidulée. Faire un tonneau peut parfois vous chambouler l’existence.


Excipientement sien.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

À quoi rêvent les bateaux qui restent à quai ?

  Partir À quoi rêvent les bateaux qui restent à quai ? Ces éternels prisonniers de leurs entraves Ils ont pour seules v...