vendredi 4 août 2017

Pompon, le pêcheur.



La Barbote



Nous sommes en bord de Loire pendant la seconde guerre mondiale à Saint Claude de Diray, un petit village près de Blois. Gaston est un grand-père heureux : lors de chacune des grandes vacances, il reçoit dans sa ferme Jean et Jacques, les deux jumeaux intrépides. Ah, ce qu'il les aime ces petits diables qui, dès qu'il les emmène à la pêche, deviennent des enfants charmants !

Jean et Jacques n'aiment rien tant que la pêche à la barbote. Une laitière accrochée à la ceinture, un petit scion muni d'une ligne sommaire, ils patouillent dans l'eau pour provoquer un nuage de sable. C'est là qu'aiment venir se réfugier les goujons et les ablettes. Ils en prennent à plaisir, remplissent chacun une laitière.

Gaston retourne à la ferme, fier comme Artaban avec un gamin dans chaque main. C'est Eugénie sa femme qui va préparer la friture. Bien que nous soyons dans le Loir et Cher, Eugénie a conservé, de son pays des maisons troglodytes, la manière si particulière de préparer les petits poissons de Loire,

À Turquan, comme dans d'autres villages de cette région, située entre Montsoreau et Saumur, les gourmets préparent une pâte à beignets pour y tremper les jolis poissons d'argent avant de les faire frire. Pour Jean et Jacques, c'est à chaque fois une fête et un festin. Ils seraient bien incapables de dire ce qu'ils préfèrent : la journée de pêche avec Gaston ou la succulente friture d'Eugénie.

Tout aurait pu durer ainsi des années ; les enfants en avaient oublié la guerre et les privations des mois passés avec leurs parents mais hélas, le destin rattrapa Jean qui, en plein hiver, fut terrassé par la redoutable poliomyélite. L'été suivant, c'est un gamin malingre au regard triste qui arriva en compagnie de son frangin.

Gaston avait compris ce qui tracassait le plus son petit-fils. L'enfant était si peu robuste sur ses jambes qu'il se croyait privé de son plus grand plaisir. C'était sans compter sur Gaston dont l'ingéniosité avait pourtant si souvent ébahi ses petits-fils. Le lendemain matin de leur arrivée, le regard malicieux et la moustache dressée, Gaston au petit déjeuner avait dit à Jean et Jacques : « Il vous faudra aller ramasser des vers, nous allons à la pêche tantôt ! ».

Cette fois, les exclamations avaient été moins bruyantes que les années précédentes. Jacques n'osait pas exprimer sa joie et Jean pressentait qu'il allait devoir pêcher sur la berge, ce qui était beaucoup moins drôle. Pour ne pas contrarier Gaston et sa bonne humeur, ils se mirent à fouiller autour du tas de fumier, Jacques à la manœuvre et Jean à l'observation, assis sur son fauteuil roulant.

C'est l'après-midi qu'ils se mirent en route, installés sur le tombereau du grand -père. Gaston tenait le licol pour conduire le brave Pompon, un beauceron puissant qui travaillait à la ferme. Jean et Jacques, assis à l'arrière, goûtaient avec plaisir ce nouveau mode de transport pour se rendre à la pêche. La maladie d'un des jumeaux offrait au moins cette variation pas déplaisante aux habitudes des années passées.

Arrivé au bord de Loire, Gaston fit descendre son attelage par la cale juste en face de Menars, à la pointe de la quatrième île. C'est là que les années précédentes, ils prenaient le plus de fritures. Les enfants voulurent descendre mais Gaston leur demanda d'attendre. Le cheval et le tombereau entrèrent dans l'eau.

Les jumeaux se taisaient, observant la manœuvre. Pompon mit le bout du nez vers l'amont, juste dans le prolongement de la pointe de la grande île. L'attelage se plaça à quelques mètres de la rive bien parallèlement à celle-ci. Gaston serra le frein et s'assit à côté des gamins. « C'est de là que nous allons pêcher, leur dit-il, prenez vos scions ».

Jacques se voyait privé lui aussi de son plaisir. ; par solidarité avec son frère, il ne disait rien, comprenant le souci du grand-père de ne pas blesser son frérot. C'est alors qu'ils faisaient aller les premières coulées qu'il se passa la chose qui resterait à jamais gravée dans leur mémoire : ce moment de grâce qui fut pour eux le signe que rien de grave ne leur arriverait désormais sans qu'il ne se trouve une solution ou une astuce pour y remédier.

De ce cadeau magnifique, ils seraient reconnaissants éternellement à ce cher Gaston, grand-père facétieux et aimant, inventif et sage. Toute leur vie, ils raconteraient à qui voudrait bien les croire ce moment magnifique où Pompon, le brave cheval de trait s'était mis à remuer le sol avec ses jambes arrière ….
Ce dont Jean était désormais incapable , Pompon avait appris à le faire à sa place et scrupuleusement, patiemment, inlassablement,le brave cheval barbotait pour attirer les goujons et les ablettes. Il fallait entendre les rires des deux enfants mêlés à ceux du grand père. Qui était le plus heureux des trois ? Nul ne pourra le dire …

Je revois encore Jacques, bien des années plus tard me raconter la scène comme s'il y était encore. Ses yeux brillent de la même malice sans doute que ceux de Gaston ce jour-là. Maintenant Jacques a l'âge de son grand-père mais c'est pourtant le gamin de douze ans qui continue à me raconter l'aventure.

« Et puis quand le poisson venait à nous bouder, Pompon levait la queue et laissait choir un magnifique appât : un crottin de cheval travailleur et costaud. Jamais nous ne fîmes plus belle pêche que celle-là. Je revois encore la joie de mon frérot et je crois que c'est le bonheur immense de ce jour merveilleux qui lui donna la force de guérir plus tard ! »

Je le laissai à son souvenir. Jacques était encore assis sur le tombereau à côté de son cher vieux Gaston et de son Jean aux frêles guiboles. Pompon devait remuer le sable mais ce n'est pas la Loire qui coulait là devant moi mais les yeux du vieil homme qui se souvenait du temps jadis. Je me dis alors que la plus belle manière de remercier Jacques de cet instant magnifique était de lui offrir ce récit. C'est à mon tour de laisser couler quelques larmes, merci à lui !

Barboteusement leur



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