La
Barbote
Nous sommes en
bord de Loire pendant la seconde guerre mondiale à Saint Claude de
Diray, un petit village près de Blois. Gaston est un grand-père
heureux : lors de chacune des grandes vacances, il reçoit dans
sa ferme Jean et Jacques, les deux jumeaux intrépides. Ah, ce qu'il
les aime ces petits diables qui, dès qu'il les emmène à la pêche,
deviennent des enfants charmants !
Jean et
Jacques n'aiment rien tant que la pêche à la barbote. Une laitière
accrochée à la ceinture, un petit scion muni d'une ligne sommaire,
ils patouillent dans l'eau pour provoquer un nuage de sable. C'est là
qu'aiment venir se réfugier les goujons et les ablettes. Ils en
prennent à plaisir, remplissent chacun une laitière.
Gaston
retourne à la ferme, fier comme Artaban avec un gamin dans chaque
main. C'est Eugénie sa femme qui va préparer la friture. Bien que
nous soyons dans le Loir et Cher, Eugénie a conservé, de son pays
des maisons troglodytes, la manière si particulière de préparer
les petits poissons de Loire,
À Turquan,
comme dans d'autres villages de cette région, située entre
Montsoreau et Saumur, les gourmets préparent une pâte à beignets
pour y tremper les jolis poissons d'argent avant de les faire frire.
Pour Jean et Jacques, c'est à chaque fois une fête et un festin.
Ils seraient bien incapables de dire ce qu'ils préfèrent : la
journée de pêche avec Gaston ou la succulente friture d'Eugénie.
Tout aurait pu
durer ainsi des années ; les enfants en avaient oublié la
guerre et les privations des mois passés avec leurs parents mais
hélas, le destin rattrapa Jean qui, en plein hiver, fut terrassé
par la redoutable poliomyélite. L'été suivant, c'est un gamin
malingre au regard triste qui arriva en compagnie de son frangin.
Gaston avait
compris ce qui tracassait le plus son petit-fils. L'enfant était si
peu robuste sur ses jambes qu'il se croyait privé de son plus grand
plaisir. C'était sans compter sur Gaston dont l'ingéniosité avait
pourtant si souvent ébahi ses petits-fils. Le lendemain matin de
leur arrivée, le regard malicieux et la moustache dressée, Gaston
au petit déjeuner avait dit à Jean et Jacques : « Il vous
faudra aller ramasser des vers, nous allons à la pêche tantôt ! ».
Cette fois,
les exclamations avaient été moins bruyantes que les années
précédentes. Jacques n'osait pas exprimer sa joie et Jean
pressentait qu'il allait devoir pêcher sur la berge, ce qui était
beaucoup moins drôle. Pour ne pas contrarier Gaston et sa bonne
humeur, ils se mirent à fouiller autour du tas de fumier, Jacques à
la manœuvre et Jean à l'observation, assis sur son fauteuil
roulant.
C'est
l'après-midi qu'ils se mirent en route, installés sur le tombereau
du grand -père. Gaston tenait le licol pour conduire le brave
Pompon, un beauceron puissant qui travaillait à la ferme. Jean et
Jacques, assis à l'arrière, goûtaient avec plaisir ce nouveau
mode de transport pour se rendre à la pêche. La maladie d'un des
jumeaux offrait au moins cette variation pas déplaisante aux
habitudes des années passées.
Arrivé au
bord de Loire, Gaston fit descendre son attelage par la cale juste en
face de Menars, à la pointe de la quatrième île. C'est là que les
années précédentes, ils prenaient le plus de fritures. Les enfants
voulurent descendre mais Gaston leur demanda d'attendre. Le cheval et
le tombereau entrèrent dans l'eau.
Les jumeaux se
taisaient, observant la manœuvre. Pompon mit le bout du nez vers
l'amont, juste dans le prolongement de la pointe de la grande île.
L'attelage se plaça à quelques mètres de la rive bien
parallèlement à celle-ci. Gaston serra le frein et s'assit à côté
des gamins. « C'est de là que nous allons pêcher, leur
dit-il, prenez vos scions ».
Jacques se
voyait privé lui aussi de son plaisir. ; par solidarité avec
son frère, il ne disait rien, comprenant le souci du grand-père de
ne pas blesser son frérot. C'est alors qu'ils faisaient aller les
premières coulées qu'il se passa la chose qui resterait à jamais
gravée dans leur mémoire : ce moment de grâce qui fut pour
eux le signe que rien de grave ne leur arriverait désormais sans
qu'il ne se trouve une solution ou une astuce pour y remédier.
De ce cadeau
magnifique, ils seraient reconnaissants éternellement à ce cher
Gaston, grand-père facétieux et aimant, inventif et sage. Toute
leur vie, ils raconteraient à qui voudrait bien les croire ce
moment magnifique où Pompon, le brave cheval de trait s'était mis à
remuer le sol avec ses jambes arrière ….
Ce dont Jean
était désormais incapable , Pompon avait appris à le faire à sa
place et scrupuleusement, patiemment, inlassablement,le brave cheval
barbotait pour attirer les goujons et les ablettes. Il fallait
entendre les rires des deux enfants mêlés à ceux du grand père.
Qui était le plus heureux des trois ? Nul ne pourra le dire …
Je revois
encore Jacques, bien des années plus tard me raconter la scène
comme s'il y était encore. Ses yeux brillent de la même malice
sans doute que ceux de Gaston ce jour-là. Maintenant Jacques a l'âge
de son grand-père mais c'est pourtant le gamin de douze ans qui
continue à me raconter l'aventure.
« Et
puis quand le poisson venait à nous bouder, Pompon levait la queue
et laissait choir un magnifique appât : un crottin de cheval
travailleur et costaud. Jamais nous ne fîmes plus belle pêche que
celle-là. Je revois encore la joie de mon frérot et je crois que
c'est le bonheur immense de ce jour merveilleux qui lui donna la
force de guérir plus tard ! »
Je le laissai
à son souvenir. Jacques était encore assis sur le tombereau à côté
de son cher vieux Gaston et de son Jean aux frêles guiboles. Pompon
devait remuer le sable mais ce n'est pas la Loire qui coulait là
devant moi mais les yeux du vieil homme qui se souvenait du temps
jadis. Je me dis alors que la plus belle manière de remercier
Jacques de cet instant magnifique était de lui offrir ce récit.
C'est à mon tour de laisser couler quelques larmes, merci à lui !
Barboteusement
leur
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