La
passeuse au grand cœur.
Il
était une fois une brave femme, une passeuse de Loire que chacun ici
surnommait la mère Paluche. Elle avait des mains aussi larges que
des battoirs et elle eût pu tout aussi bien être lavandière que
navigatrice émérite, allant d’une rive à l’autre pour le plus
grand bonheur de ceux qui n’avaient pas envie de faire le détour
pour prendre un pont ou bien désiraient simplement retrouver le
plaisir ancestral de la navigation ligérienne.
La
mère Paluche maniait la bourde avec dextérité ; elle
connaissait son travers comme personne, menant toujours ses passagers
à bon port même si, en la circonstance, il n’y avait pas de port
mais des rives ordinaires : l’une donnait sur une plage
accueillante et bienfaitrice quand les chaleurs survenaient, l’autre
débouchait sur une auberge réputée qui proposait un petit service
supplémentaire que nous garderons sous silence, dans la grande
tradition des bordeaux d’autrefois.
La
mère Paluche ne mangeait pas de ce pain-là : elle était
passeuse et pas entremetteuse même si elle avait toujours un petit
sourire en coin pour recevoir à son bord un client de ces dames.
Elle avait dépassé, depuis belle lurette, l’espoir de séduire
ceux qui étaient en manque d’affection ; elle était
vieille : d’un âge qu’on ne cherche plus à définir. Ceux
qui empruntaient ses services l’avaient toujours connue ainsi ;
le vieillissement n’avait plus prise sur elle.
Un
jour, il y avait bien longtemps, la mère Paluche avait transporté
un étrange personnage : un vert galant, un homme mystérieux .
Au milieu de la traversée, soudain, pour une raison inconnue de
tous, il était tombé à la renverse dans les flots qui, ce
jour-là, ne présageaient rien de bon sur l’issue de sa trempette
intempestive. La mère Paluche n’avait jamais perdu un passager ;
celui-ci n’allait pas inaugurer une liste macabre. Elle l’empoigna
par le col et le ramena promptement sur son bac.
L’homme,
en guise de remerciement, lui proposa d’exaucer trois vœux ;
il était, vous l’avez deviné, un peu sorcier et capable de
transformer le plomb en or tout en coulant comme une pierre quand il
tombait à l’eau. La formation des sorciers a de tous temps été
incomplète : celui-ci détestait davantage l’eau que le feu :
c’était une particularité assez commune à ce genre d’individu.
La
mère Paluche lui demanda des choses tout ordinaires. Elle n’avait
pas de goût de luxe : les passeurs étaient, jusqu’à il y a
peu de temps, des gens simples et non avides de richesses. Elle lui
dit : « J’aimerais que celui qui s’assoit sur mon bateau ne
puisse s'en relever que lorsque je lui en aurai donné la
permission ! » La première demande parut on ne peut plus
raisonnable au mage qui l’exauça d’un tour de bras. « Je
voudrais ensuite que celui qui agrippe ma bourde s’en trouve
prisonnier alors qu’elle se planterait au milieu de la Loire ! »
L’homme devina une facétie, une mauvaise plaisanterie propre à
égayer une traversée et y consentit sans difficulté.
Enfin,
la mère Paluche se gratta une tête où les cheveux étaient
clairsemés. »j’aurais envie encore que celui qui se fourre
dans mon tablier ne puisse plus en sortir sans que je l’y invite.
J’aime rester maîtresse en mon bateau, il ferait mauvais temps
qu’un margoulin vienne me marcher sur les pieds et faire profession
de mon petit commerce ». Le sorcier sourit de voir la vieille
ainsi pleine de vitalité et du désir de ne pas rendre son tablier
de sitôt. Il avait promis trois vœux et il devait reconnaître que
ceux-là étaient parmi les plus simples qu’il ait eus à
satisfaire depuis qu’il exerçait dans la corporation.
L’homme
disparut non sans aller du côté du cabinet vert, répondre à un
besoin que même les sorciers ne parvenaient pas toujours à
satisfaire sans payer leur écot. La mère Paluche ferma les yeux sur
ce travers très masculin. La braguette n’est pas toujours magique
au pays des mages et des birettes. Les années passèrent, immuables
et heureuses : la brave vieille continuait à faire la traversée
plus souvent pour un sourire que pour deux sous sonnants.
Un
jour pourtant, un homme étrange au teint blafard, portant large
chapeau noir, vint entre chien et loup réclamer le passage alors que
la vieille était bien décidée à amarrer son bateau. Elle n’avait
jamais su dire non et pour celui-ci encore, malgré son air peu
catholique, elle consentit à une ultime traversée. L’homme pour
tout remerciement lui décocha un sourire sarcastique qui aurait dû
éveiller la suspicion de notre brave vieille.
C’est
au milieu de la rivière qu’il se décoiffa. Il avait une paire de
cornes sur le front. La mère Paluche le reconnut aussitôt. Le
Diable en personne était venu réclamer la passeuse pour la conduire
sur l’autre rive. La vieille n’en parut pas troublée. Elle lui
dit qu’il n’avait qu'à se lever pour venir la chercher si
l’envie lui prenait d’agir ainsi. Le diable, malgré tous ses
efforts, resta cloué sur le banc et la mère Paluche empoigna une
bourde pour le gaffer comme plâtre.
Rossé,
humilié, couvert de bleus, le diable réclama la pitié de cette
diablesse et lui promit de la laisser sur terre pour une dizaine
d’années supplémentaires. « Parole tenue », lui dit
la vieille qui se débarrassa avec plaisir d’un si déplaisant
passager. Les années passèrent et la mère Paluche, malgré le
poids des ans, restait en place quand ses clients vieillissaient.
Dix
ans passèrent comme un songe. Sans crier gare, le Diable revint,
s’étant grimé en diablotin. Il était jeune, espiègle, d’humeur
joyeuse et pourtant, sous les apparences du larron en foire, la
vieille avait perçu les signes avant-coureurs du Maudit. C’est
encore au milieu de l’eau que l’homme se dévoila pour réclamer
sa prise. La mère Paluche, sans se démonter, lui dit « Puisque
ma dernière traversée est venue, j’aimerais être pour cette
ultime fois, passagère de mon bateau. Prenez la bourde et menez-moi
sur l’autre rive ! »
La
dernière requête d’un futur défunt se respecte surtout quand
elle comporte ainsi une part de plaisir. Le diablotin mourait d’envie
de mener la manœuvre : il s'exécuta avec délice. Il empoigna
la bourde, ce grand bâton ferré et le planta au fond de l’eau
tant et si bien qu’il se ficha dans le sable sans pouvoir en
ressortir. L’homme, sans bien comprendre pourquoi et comment, se
retrouva en équilibre au milieu de la Loire sur ce bâton, loin
d’une embarcation où la bonne vieille riait aux éclats.
Le
diablotin ne savait pas nager : il implora sa proie, lui jura de
ne pas la saisir cette fois encore. Il fit pitié à la passeuse qui
obtint, une fois encore, dix années de sursis sur cette terre. Chose
promise, chose due, qu’on fût un bon chrétien ou bien un suppôt
de Satan. La vieille reprit à son bord le pauvre garçon et récupéra
la bourde. Elle venait de gagner une nouvelle parcelle d’éternité.
Les
années passèrent et plus rien en semblait avoir prise sur la
vieille femme. Elle continuait son ouvrage quand un client réclamait
le passage. La chose était si rare maintenant qu’elle se faisait
désormais un point d’honneur à ne point faire payer le candidat à
la traversée. C’est ainsi que dix ans étaient passés comme dans
un rêve et que ce jour-là une troupe de petits hommes étranges
réclama le passage.
La
mère Paluche comprit immédiatement que le Diable avait envoyé une
escouade pour être certain de se saisir de la vieille. Elle sourit
sous cape : elle n’allait pas se laisser tirer par le bout du
nez, tout diables qu’ils étaient. C’est au milieu de la Loire
qu’elle prit la parole en premier : « Je vous ai reconnus,
envoyés du Vilain. Vous êtes venus en nombre pour vous saisir de
moi. Vous me faites grand honneur. J’aurais une demande à vous
faire : j’aimerais que vous endossiez tous mon tablier ;
ce doit être en votre pouvoir, il me semble, de vous fondre en une
seule personne ! »
Les
envoyés de Lucifer se firent prendre au piège. Ils se firent un
seul pour endosser l’habit de la passeuse. La mère Paluche rit aux
éclats, découvrant son unique dent. Son piège, une fois encore,
avait fonctionné. Cette fois, pour ne pas être prise au dépourvu,
elle exigea qu’on lui fiche à jamais la paix. Pour sortir de ce
tablier, le Diable en personne accepta le marché. Il signa un pacte
avec la vieille qui continue toujours à faire traverser les braves
gens avec la bénédiction du Bon Dieu.
Mon
conte se referme sur une vie éternelle. Si vous rencontrez la dame,
restez debout et ne la contrariez pas. Elle ne s'en prend qu’aux
mauvais diables : vous ne risquez pas grand chose.
Passeusement
sien.
Pour
en savoir plus et pour ceux qui le souhaite peuvent soutenir la
réédition du livre de Didier Daniel Passeurs
de Loire, quand un métier qui se réinvente (le Prix
de Loire-Altantique lui a été décerné par l'Académie Littéraire
de Bretagne et des Pays de la Loire) en téléchargeant un bon de
souscription
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