Le
musicien de Cinq-Mars-la-Pile
À
Cinq-Mars une tour antique domine la Loire, immense phallus de
brique, érigé fièrement au-dessus de la rivière. Elle est là
depuis des temps immémoriaux et son état de conservation tient lieu
du miracle. La belle construction se dresse à plus de trente mètres
de hauteur. Elle eut l’honneur d’être citée par Rabelais, homme
de goût, prompt à raconter des histoires. Je ne sais si celle que
je vais vous narrer vient de lui. Qu’importe, il suffit de vous
laisser porter par le récit !
Il
était une fois, au pied de la belle tour, un chemin qui conduisait
vers un carrefour qu’on n’avait pas pris la peine de nommer. On
s’interrogeait sur l’origine de ce nom étrange, d’autant que
bien des phénomènes mystérieux étaient associés à l’endroit.
On le disait hanté par des esprits malins, des elfes et des lutins.
Personne ne s’y aventurait la nuit. Les gens d’alors étaient
superstitieux.
C’est
pourtant à la nuit tombante qu’un musicien, un ménestrel qui
allait de château en château, n’étant pas homme à reculer
devant les histoires de bonnes femmes et les manifestations douteuses
de la crédulité des hommes, emprunta ce chemin pour se rendre à
Langeais, en dépit des mises en garde multiples qu’il avait
reçues des gens du pays.
L’homme
allait, son psaltérion en bandoulière. Il marchait d’un bon pas,
chantonnait, tout occupé qu’il était à la création d’une
chanson de geste qu’il allait proposer au seigneur de Langeais. Il
avait l’esprit rêveur, il était question dans son récit de
quatre belles demoiselles, vêtues de blanc et aux mœurs aussi
légères que leur tenue. Il faut reconnaître que notre homme avait
sans doute quelques démangeaisons intimes : sa vie amoureuse
n’étant pas des plus florissantes.
Il
allait conclure mentalement avec l’une des donzelles quand il
arriva au carrefour sans nom. Le ménestrel chantonnait à haute
voix, lui qui pensait être seul, son récit prenait forme et il
s’accordait le beau rôle avec jubilation et envie. Quand soudain,
il tressaillit : une belle, telle que la décrivait sa chanson,
apparut devant lui.
Elle
était plus belle encore qu’il n’avait pu l’imaginer. Elle
laissait transparaître un sein merveilleux qui s’offrait à son
admiration, sa chevelure flottait au vent. Sa blancheur contrastait
avec la nuit qui s’installait progressivement sur la vallée. Notre
musicien resta bouche bée. Jamais il n’avait vu apparition plus
splendide.
Il
n’était pas au bout de ses surprises car trois autres beautés
surgirent de nulle part ; plus attirantes les unes que les
autres. Après des semaines d'abstinence, notre pauvre musicien en
perdait la raison. Il ne savait plus où poser son regard
concupiscent. L’une avait des fesses à vous damner, l’autre des
proportions qui en faisaient une statue antique, la troisième un
sourire à vous faire fondre et les seins de la première avaient
d'emblée subjugué le ménestrel.
Ses
yeux sortaient de leurs orbites, ses cheveux se dressaient sur son
crâne, il se sentait pris de frissons et de bouffées de chaleur
dans le même temps. Il se comportait de bien étrange manière, il
bavait, écumait, avait la langue pendante et n’aurait rien eu à
envier au loup de Tex Avery s’il avait eu le bonheur de le
connaître. Je tairai, par décence, les modifications
morphologiques qui accompagnaient ces manifestations plus visibles,
quoiqu’à bien le regarder, les quatre nymphettes n’eussent
aucun doute quant à l’effet qu’elles produisaient sur le
bonhomme.
Il
y avait diablerie dans ces apparitions en dépit du regard angélique
des donzelles. Le ménestrel allait défaillir quand la plus jeune
prit la parole d’une voix à vous damner. « Beau musicien,
fais-nous danser toute la nuit. De ton instrument, enchante nos âmes,
réjouis nos cœurs et, au petit matin, tu auras la plus belle
récompense que tu puisses rêver ! »
Le
Ménestrel ne se fit pas prier. Il avait une petite idée et une
grande envie de la récompense suggérée. Il joua de son
psaltérion-une cithare qui avait un cœur percé en son centre- avec
une inspiration sublime. Les belles faisaient rondes et ballets
autour de lui, lui susurraient des mots tendres, lui octroyaient
œillades et baisers envoyés à la volée.
Plus
elles aguichaient le musicien, plus sa mélodie se faisait gracieuse
et plus le pauvre homme bouillait d’impatience et de désir. Les
belles se faisaient lascives. Elles laissaient de plus en plus
entrevoir des peaux diaphanes et des merveilles de courbes et de
rondeurs. Jamais on n’entendit plus belle musique sur les bords de
Loire, jamais on ne vit danses plus torrides.
Puis
le jour se leva, la récompense du Ménestrel était proche. Son cœur
battait la chamade, il avait les doigts tout usés d’avoir ainsi
joué une nuit entière sans interruption. Il venait de vivre la plus
belle de ses nuits, il pensait toucher le Graal et jouir sans retenue
des belles danseuses quand soudain, à l’instant même où l’astre
solaire faisait son apparition sur la Loire, les danseuses se
métamorphosèrent en louves. Elles filèrent bien vite et
pénétrèrent dans une grotte creusée dans le tuffeau.
Le
pauvre ménestrel ne put supporter ce mauvais coup du sort. Il avait
tant espéré, que la rouerie des diablesses le mit au désespoir. Il
détacha une à une les cordes de sa cithare, les noua entre elles et
choisit un chêne vénérable. Il se pendit dans l’instant, sans
signe de croix ni la moindre prière pour sauver son âme. Les
soubresauts de la mort furent accompagnés d’une éjaculation
somptueuse et magistrale.
Dans
l’instant même où la semence du défunt toucha le sol, un bouquet
de mandragores sortit de terre et le pauvre garçon se transforma en
loup. Ainsi l’endroit fut-il nommé : « le Carrefour du Loup
pendu ». On attribue bien des vertus magiques à la mandragore
et on laissa la dépouille du loup pourrir sur son arbre.
Depuis,
il se murmura longtemps dans la région qu’il y avait, chaque nuit,
grand sabbat dans la grotte à flanc de vallée. Quatre louves et un
vieux mâle faisaient sarabande amoureuse au son mystérieux d’un
instrument à cordes, venu d’on ne sait où. Ainsi se répandent
les légendes qui aiment à voyager au fil du courant …
Mélodieusement
leur.
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