Les
sept marches de pierre …
Il
y a bien longtemps de cela, dans la région du bec l'Allier, vivait
sur une île, alors totalement inaccessible, un jeune homme que le
caprice de l'existence et une destinée étrange avait laissé là,
seul au milieu de nulle part. Fort heureusement pour lui, sa prison
était assez grande pour receler de quoi pourvoir à sa survie,
d'autant qu'il était devenu expert dans l'art de trouver dans la
rivière de quoi compléter le quotidien.
Bien
plus tard, quand son histoire commença à être connue, il hérita
du prénom de Robinson. Les naufragés ne peuvent échapper à ce
patronyme, les hommes manquent souvent d'imagination. Le garçon
avait sans doute passé quelques années sans jamais trouver
l'occasion de s'enfuir de ce piège auquel d'autres, pour de
mystérieuses raisons, l'avaient condamné. Il était parfaitement
impossible en cet endroit de regagner une rive. Le courant y était
fort, l'eau profonde et Robinson ne savait pas nager.
Quand
notre garçon atteignit l'âge de compter fleurette, il se morfondait
sans trop savoir pourquoi sur son petit bout de terre au milieu de
l'eau. Il ignorait tout de l'existence de la femme ce qui n'empêchait
nullement que ses nuits étaient agitées de rêves aux pulsions
énigmatiques. Il lui fallait fuir au plus vite, courir le monde à
la quête de ce qu'il ne connaissait pas mais dont il pressentait
l'existence au plus profond de son être.
Robinson
(appelons-le ainsi par facilité ou mimétisme) décida qu'il
mettrait toute son énergie au franchissement de ce bras d'eau qui le
séparait de l'autre monde. Il y avait un goulet plus étroit qui
selon lui, pouvait se traverser en effectuant sept appuis sur des
pierres aux sommets plats pourvu qu'elles soient assez épaisses.
Il
partit à la recherche de ces gros rochers qui lui serviraient de
planche de salut. Il en trouva six, conformes à ses désirs. Les
mener jusqu'à la rive, les pousser dans l'eau pour les aligner
parfaitement et les maintenir en bonne position ne fut pas une mince
affaire. Robinson pour isolé qu'il était , n'était pourtant pas
dépourvu d'intuition. À l'image d'Archimède, dont il ne pouvait
avoir connu la science, il utilisa des bras de leviers et des points
d'appuis pour réussir ce prodige.
Hélas,
il lui manquait une septième pierre. Il eut beau faire le tour de
son domaine, fouiller dans tous les recoins, pas d'autres rochers de
calcaire à se mettre sous la dent. Il avait fait tout cela pour
rien, c'était vraiment trop injuste. Il en était là de ses
ruminations, le cœur encore plus mal qu'avant sa vaste entreprise
quand une nuit de pleine lune, un rayon plus brillant que tous les
autres, sembla pointer un endroit précis sur le sable.
Celui
qui vit en symbiose avec la nature accorde plus que tout autre une
grande importance aux signes ou aux présages. Robinson avait cette
sagesse de croire et vit dans ce rayon étincelant, le signe d'un
espoir fou. Il creusa comme le fou qu'il n'allait pas tarder à
devenir, il y mit l'énergie de son désespoir. Bientôt, ses ongles
ripèrent sur une surface dure, le septième rocher était à portée
de main. Son énergie décupla, il fit tant et si bien qu'au petit
matin, la pierre était entièrement libérée de sa gaine de sable,
posée au fond d'un immense trou.
La
fatigue, la nuit passée à creuser à la seule force de ses doigts
l'avaient mis dans un état d'épuisement absolu. Dans un dernier
sursaut de réflexion, avant de sombrer dans un lourd sommeil, il se
rendit compte que jamais, jamais au grand jamais, il ne parviendrait
à sortir ce monstre de pierre du trou dans lequel il l'avait
découvert. Il s'endormit en pleurant toutes les larmes de son corps
…
Combien
de temps il pleura ainsi, nul ne le saura jamais. Il se peut que des
jours et des nuits se succédèrent au rythme lancinant de son
sanglot inextinguible. Il coula tant de larmes de ce corps sans
espoir qu'à son réveil, une trouée s'était creusée qui
rejoignait la rivière. La pierre avait roulé, elle était là au
bord de la Loire, prête à trouver sa place au bout de cette
chaussée de géant.
Son
réveil fut plein d'enthousiasme. Il se pensait au bout de ses
peines. Il se voyait déjà courant la campagne à la recherche de ce
mystère qui mettait son sang en ébullition. Il lui fallait faire
vite, il voulait s'enfuir de là. Bien vite, sa fougue retomba.
Malgré toutes les stratégies qu'il avait élaborées pour survivre
depuis si longtemps, aucune ne lui permettait de porter ce rocher au
delà des six autres affleurements qu'il avait installés.
Cette
fois, plus de larmes mais un abattement terrible. L'envie d'en finir
lui avait traversé l'esprit. Il ne voulait plus rester en cet
endroit qu'il maudissait désormais. Quand on est ainsi dans
l'impasse, que le précipice est tout proche mais qu'on a le cœur
pur et l'esprit naïf, on se met parfois dans les conditions idéales
pour que s'accomplisse un miracle.
Les
forces mystérieuses viennent toujours au secours du conteur placé
devant un défi insurmontable. Au pied du rocher, préservée par
miracle de l'écrasement du colosse de pierre, une petite fleur jaune
attira son attention. Que se passa-t-il dans son esprit bouleversé ?
Nul ne le saura jamais. Il coupa délicatement la petite fleur et
l'embrassa, dernier geste sans doute avant d'accomplir l'irréparable.
Comme
chacun sait mais feint de ne pas le croire, il y a toujours une bonne
fée dissimulée quelque part dans des endroits et en des apparences
insoupçonnables. La facilité de l'auteur les place souvent en de
bien vilaines postures : crapauds ou bien vipères, monstres ou
vieilles sorcières, dragons ou oiseaux de malheur. Qu'elle soit ici
sous les traits d'une petite fleur va encore accentuer les doutes des
incrédules ! Qu'importe puisque c'est la seule vérité qui soit,
Robinson embrassa la fleur et une jeune fille blonde et gracile
surgit de ce baiser.
Elle
ne prit pas la peine de lui demander ce qu'il désirait le plus au
monde. Quand on a des pouvoirs magiques, on se targue aussi de lire
dans l'esprit de ceux qu'on veut exaucer . Immédiatement le rocher
trouva sa place, la septième, permettant ainsi de franchir le bras
et de quitter l'île en quelques pas acrobatiques.
Robinson
refusa ce qu'il désirait jusqu'à peu le plus au monde. Il prit la
jeune fille dans ses bras et la serra si fort qu'il comprit dans
l'instant la nature de tous ses tourments. La douce fée après avoir
passé tant d'années loin du commerce des hommes , fut sensible à
la fougue empressée du jeune garçon et s'offrit à lui sans autre
forme de préliminaire.
Tous
deux, alternativement découvrirent la feuille à l'envers, dans le
même temps s'extasièrent de la plus puissante des fulgurances.
L'amour était né là où jamais il ne semblait vouloir s'épanouir.
Sur l'île entre Loire et Allier, Robinson et Épervière connurent
des jours merveilleux. Leurs ébats firent tant de tapage que bientôt
des berges voisines, des curieux vinrent s'enquérir de la raison de
tout ce bruit. Bientôt c'est la simple curiosité ou bien des
projets moins avouables qui les poussèrent tous en ce lieu,
désormais accessible grâce aux sept marches de pierres.
Robinson
et Épervière repoussèrent aimablement les premiers. Bientôt ce
manège fut incessant. Si la jeune fille faisait toujours bon visage
et repoussait d'un sourire indulgent les vilains curieux, Robinson
sentait poindre en lui les stigmates de la jalousie, de la colère et
de pulsions plus violentes encore. Il était tellement excédé qu'il
souhaita si fort que la septième marche n'eût jamais été placée
au milieu de l'eau …
Hélas
pour lui, sa bonne fée n'avait jusque là exaucé que deux de ses
vœux. La répétition pour le second semble ne pas avoir été prise
en compte. Les fées aussi s'accordent quelques souplesses dans le
protocole de leur mission. Nous ne lui en tiendrons pas rigueur. Mais
cette fois, elle était bel et bien confrontée à une nouvelle
exigence qu'elle exécuta promptement.
La
septième pierre disparut aussitôt et l'île de Robinson était à
nouveau inaccessible. Sa mission accomplie (chacun sait qu'une fée
ne satisfait jamais plus de trois vœux), elle disparut aussi
mystérieusement qu'elle était venue. À sa place et en souvenir
d'elle, sur l'île, des petites fleurs jaunes surgirent sur le sable
et les graviers..
Robinson
venait de perdre à jamais celle qui avait enchanté les plus beaux
de ses jours. À vouloir préserver ce don du ciel, il avait repoussé
ce qui était à l'origine de son bonheur. Ne coupez jamais la
branche sur laquelle vous êtes assis, même si c'est pour éloigner
les jaloux et les médisants, les fâcheux et les curieux. À oublier
ce précepte élémentaire, Robinson sombra dans la folie et disparut
peu de temps après. Mais il nous a laissé sur quelques bancs de
sable, de petites et fragiles fleurs jaunes qu'on nomme Épervière
de Loire. Ne vous aventurez jamais à les couper, il n'est plus temps
de croire aux fées. Préservez cette merveille, ce sera la seule
leçon qu'il faut retenir de cette histoire.
Floralement
vôtre.
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