Les
points de suspension.
Il était une
fois un écrivain en mal d’imagination. Les mots s'échappaient
péniblement de sa plume d’autant plus qu’il utilisait un
clavier. Il avait le phrasé lourd, la ponctuation laborieuse, le
lexique sans imagination ni fioritures. Il cherchait ses mots, allait
à la ligne plus souvent que nécessaire, tentant ainsi de reprendre
son souffle.
Il pissait du
texte comme on dit si prosaïquement dans le métier. Il se perdait
en répétitions, s’égarait en métaphores creuses, se fourvoyait
en calembours incertains. Il avait perdu la main quoique, pour une
fois, les fautes de frappe ne fussent pas légion. Il faut admettre
qu’il avançait péniblement sur le chemin d’un écrit qui ne
sortait pas du cœur.
Il se prit
alors au jeu de la confusion, singeant les mots tordus, il devait se
contenter de mots crochus, de glissades lexicales, de confusions
sémantiques, d’approximations phoniques. C’était laborieux et
cela n’aurait certainement pas intéressé grand monde si soudain,
par un incroyable renversement de dernière minute, la lumière
n'était venue, le miracle ne s'était produit.
Incapable de
trouver le mot de la fin, l’équilibriste de la chronique, le
funambule de l’inutile , sans espoir de chute, dut se rabattre sur
une pirouette dont il avait le secret. Il laissa en suspens sa
dernière phrase, lui octroyant des points de suspension qui
permettaient l'ellipse et ouvraient de nouvelles perspectives à des
lecteurs qui resteraient forcément sur leur faim. En multipliant par
trois son point final habituel, il pensait certainement élargir son
propos.
C’est alors
que les trois points absorbèrent lentement tous les mots inutiles
qui avaient vainement tenté de constituer un récit médiocre.
L’écran avait pris la main, le clavier ne répondait plus et,
médusé, le pauvre scribe ne put que constater l’effacement
irrémédiable d’un texte qui, de toute manière, ne serait pas
resté dans les mémoires, à l’exception notable de celle de son
disque dur.
Les points se
gonflèrent, devinrent bien vite énormes. Ils avaient littéralement
tout avalé. Il ne restait plus qu’eux en bas de page. Ils
occupaient la dernière ligne qui était, dans le même temps, la
première. L’auteur vit alors, médusé, les trois points s’élever
lentement sur la page, comme s’ils étaient des ballons gonflés à
l’hélium. Ils montaient en lâchant du lest, en laissant échapper
quelques lettres, des espaces et des signes de ponctuation, des
minuscules et des majuscules dans une écriture à rebours dont notre
homme ne percevait pas encore le sens.
Puis,
progressivement, il comprit que la machine avait pris le contrôle,
qu’elle jouait elle aussi avec les lettres, qu’elle se servait de
la masse de données qu’il lui avait confiée pour créer à son
tour un texte plus satisfaisant à ses yeux que l’immonde
salmigondis que son maître lui avait confié. L’ordinateur
ordonnait autrement, il donnait libre cours à son imagination.
Un texte
naissait ici, par la magie des points de suspension en élévation.
Quand ils en vinrent au sommet de la page, ils éclatèrent en une
explosion magnifique. Les ultimes signes cabalistiques qui étaient
restés inemployés se transformèrent, se colorèrent, s’octroyèrent
une nouvelle police, s’offrirent un corps plus gros et s’étalèrent
en lettres capitales en tête de chapitre. Un titre était né et les
points de suspension pouvaient tirer leur révérence en
disparaissant de l’écran telles des étoiles filantes.
Notre écriveur
à la petite semaine ne dit jamais rien de la métamorphose qui
venait de se dérouler devant lui. Il signa, toute honte bue, l’œuvre
magnifique que lui avait octroyée sa machine. Il eut du succès
grâce à ce premier écrit mécanique, se fit un nom, fréquenta
alors les salons littéraires, les plateaux de télévision, les
grands salons du livre. Il y avait désormais devant lui de grandes
files d’attente : les chalands se précipitaient pour obtenir
sa dédicace. Il vendait, il était célèbre.
Il se garda
bien d’avouer l’origine de sa verve extraordinaire, de sa prose
si variée, de son imagination si féconde. Il usurpait une gloire
dont il avait toujours rêvé. Parfois cependant, dans le secret de
son bureau, quand l’ordinateur accomplissait seul le travail de
distribution des signes et de création littéraire, il avait bien
quelques scrupules mais il jouissait pleinement de ses bienfaits sans
chercher à comprendre.
Puis, un jour,
il découvrit que les autre vedettes de la littérature procédaient
de la même manière que lui. Elles disposaient toutes d’un
ordinateur autonome, d’une machine douée de sensibilité. Il
n’était pas le seul : il avait simplement eu la chance d’être
choisi parmi les milliers de besogneux de l’écrit. Un virus
informatique avait fait de lui un élu, tout ça grâce à trois
petits points de suspension qui avaient su faire leur chemin,
l’élever vers les sommets de la notoriété.
Il garda cette
habitude et tous ses textes désormais se terminaient par ce petit
signe magnifique. Le funambule de l’inutile n’avait pas trouvé
de raison à sa folle assuétude : elle demeurait toujours aussi
vaine mais cette fois, on ne lui tournait pas le dos : les gens
importants boutaient leur chapeau à son passage, réclamaient sa
présence. Il est vrai que cette société aime à honorer les moins
brillants des siens…
Suspensivement
vôtre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire