dimanche 18 avril 2021

Un pan de la mémoire de Loire

 

« Au Peuplier »






Robert et Madeleine tinrent durant plus de trente ans ce café installé sur la rive Sud entre le Pont Royal et le Pont de Vierzon. Leur établissement portait le nom du vénérable Peuplier qui avait été planté durant le règne de Louis XV en 1749 et qui fut abattu en 1953, alors qu’un orage l’avait mis à mal. Nos deux amis connurent les pêcheurs, les gars qui travaillaient à la sablière et au béton, les braconniers, les tireux de jars et les passeurs ; tout ce petit peuple de la rivière qui buvait quotidiennement leur quatre à cinq litres de vin rouge pour le moins.


Robert avait 92 ans, Madeleine deux ans de moins, quand ils m'ont cédé leurs souvenirs et ces anecdotes qu’ils avaient envie de partager, pour redonner vie à ce monde interlope et pittoresque qui leur a transmis l’amour de la Loire. Eux, ils étaient de Beauce, lui né à Huêtre, elle à Lion en Beauce. Ils se rencontrent en 1944 dans des bals clandestins, lui trouve embauche lors des deux louées, à la Toussaint pour huit mois, à la Saint Jean pour quatre mois. Elle vit chez elle, elle s’occupe de son jeune frère, depuis que sa mère est morte.


Robert mène les chevaux, passe la charrue et les autres engins agricoles qui sont encore sous traction animale. Il ne reçoit sa paie qu’après le terme de la louée, si bien qu’il vit chichement et fait des économies. Robert et Madeleine mettent du temps à se décider. Le temps n’est sans doute pas aux amours immédiates. Il fait connaissance avec la Loire en 1945, quand venant à Orléans pour passer le permis de conduire, il en profite pour apprendre à nager dans le bateau piscine installé sur le duit Saint Charles.


En 1950, Robert et Madeleine se lancent dans la grande aventure, il quittent leur Beauce pour venir s’installer à Saint Jean Le Blanc. Les années d’économie permettent à Robert d’acheter au comptant ce petit café à l’ombre du peuplier. C’est le début d’une grande aventure pour eux et une vie passée, sans dimanches et fêtes, à servir de drôles de zouaves et des clients plus respectables. En 1952, Robert s’offre sa première voiture, une traction, il avait bien fait de quitter la terre, le temps des chevaux était révolu ...


Immédiatement, nos deux amis se prennent d’affection pour ces curieux personnages qui vivent sur la Loire ou sur ses rives. Deux années d’ailleurs, au début de leur commerce, Robert a travaillé lui aussi sur la rivière. C’est à Sandillon, de mai à septembre, qu’il allait améliorer l’ordinaire en tirant le sable. La Mignonnette, les petits grains, la Falaise un sable plus grossier, les gravillons et le jars, des cailloux plus gros. Il manie la queue de singe pour sortir le sable de l’eau plus la mandoline pour charger le camion. Quatre à cinq mètres cubes par jour, triés et mis dans la benne du camion. Un effort considérable avec la double manipulation de plus de sept tonnes sans compter toute cette eau qu’il faut évacuer.


Cette expérience lui donnera sans aucun doute ce profond respect qu’il a pour les gars qui travaillent dans les sablières. En dépit de leurs travers, il a encore dans la voix des intonations qui ne trompent pas. Madeleine partage du reste ses sentiments et c’est ainsi qu’ils évoquent quelques figures locales particulièrement attachantes.


Le plus truculent sans doute, celui qui restera à jamais gravé dans leur mémoire c’est le Dédé Souillier. C’était d’abord un excellent client, il commandait systématiquement une chopine de rouge et ne repartait jamais sur une jambe. Faut dire qu’il fallait qu’il reste d’aplomb car ensuite, il filait en petite Loire, armé d’une fourchette pour débusquer des brochets dans les trous. De l’eau jusqu’à la poitrine, il braconnait sans se cacher vraiment et nombreux étaient ceux qui avaient commerce avec lui. Pour prix de ses services, il héritait de quelques passages en prison.


Au début, le Dédé dormait dans l’herbe sur le bord de Loire. Madeleine découvre que les jours de pluie, il se protège sous une tôle ce qui ne le met pas à l’abri de l’humidité. Elle lui suggère de dormir dans le grenier du café auquel on accède par une échelle de meunier. Certains soirs, ce sera un redoutable obstacle pour ce premier locataire à titre gracieux.


Il sera rejoint par deux autres figures. Clothaire, la cloche sublime et Juju le petit malheureux. Ils étaient donc trois sacrés noceurs qui cuvaient leur vin juste au-dessus de l’endroit où ils l’avaient bu. Un prudente façon d’agir en somme.


Clothaire avait une curieuse habitude. Quand un pêcheur à la ligne revenait avec son attirail après une journée peu glorieuse, il lui disait toujours «Il doit te rester des asticots ? » L’autre savait ce qu’il allait se passer et se faisait une joie de sortir sa boîte de sa musette. Clothaire soufflait un grand coup pour chasser la sciure, en homme de goût, il convenait de ne pas mélanger avant que d’avaler les petites larves. Il héritait alors d’une chopine pour faire passer le tout.


Juju, le troisième larron était né du côté du Mans. Infirme avec un très fort déhanchement et un corps difforme, ses parents l’avait abandonné sur un tas de cailloux. Toute la force qui lui faisait défaut dans les jambes, il l’avait développée dans ses bras, d’une puissance redoutable. Il avait travaillé aux betteraves à Patay avant que de se retrouver à écoper le gabarot de la sablière. Une nécessité incessante quand on tire le sable.


C’est sans doute pour ça que Juju ne buvait que du vin, il n’était d’ailleurs pas le seul parmi tous ces gars de la rivière si bien que Robert vendait chaque jour un peu plus de cent litres de rouge, qu’il tirait de tonneaux de 110 litres, des quarts qu’il allait chercher chez Piouf, place Saint Charles. Avec toutes les gueules à vin de son établissement, il y allait souvent.


Juju vénérait tout particulièrement Jehanne. Les fêtes étaient alors pour lui l’occasion de cuites mémorables. Garçon fragile, il avait pris l’habitude de confier sa paie à Madeleine qui gérait au mieux ses intérêts et ses dépenses, fermant les yeux sur la dépense excessive du 8 mai. Un jour Juju a voulu retourner dans la région du Mans dans l’espoir de retrouver les siens, lui qui avait été trouvé sans nom et qui fut baptisé de deux prénoms : Julien Germain. Madeleine l’a accompagné au Grand Saint Louis, un magasin de vêtements pour obtenir pour lui un costume défraîchi qui ferait bien l’affaire. Le garçon est revenu sans en savoir beaucoup plus sur ses origines.


Le drame surgit pourtant dans cet univers toujours joyeux. Dédé après un séjour plus prolongé en prison pour faits de braconnages revint décomposé, affirmant : « Ces salauds vont me tuer ! » Il ne manquait pas si bien dire car le lendemain matin, s’inquiétant de n’avoir pas vu son client fidèle et locataire discret, Robert montant au grenier. Dédé pendait au bout d’une corde.


Robert descendit, avertit ses clients, leur demanda d’empêcher Madeleine de monter et partit prévenir la police. A son retour, la pression était grande parmi la curieuse compagnie du Peuplier. Chacun voulait un morceau de la corde. Robert décrocha le pauvre braconnier et débita la corde pour satisfaire à la superstition de ses clients. Arrivés quelques temps plus tard, les policiers lui en firent reproche sans trop insister. Eux aussi connaissaient la maison. Le curé Masson tint pourtant à recevoir Dédé dans son église, tant il le tenait en haute estime. Sans doute avait-il profité lui aussi de quelques brochets pris à la fourchette surtout en période de Carême.


Il y avait encore des tireux de sable qui faisaient les passeurs pour améliorer l’ordinaire. Garrot Deziasse et Landré tiraient le sable en petite Loire et le ramenait à la cale Saint Charles. Leurs clients étaient les maraîchers du sud qui allégeaient leur terre pour les semis avec ce sable si fin : la si bien nommée Mignognette. Les orléanais aimaient à traverser la Loire en bateau, ils demandaient aux passeurs de franchir le duit pour arriver là où aujourd’hui se trouve le bateau lavoir.


Robert et Madeleine eurent deux enfants. C’est leur fille Odile qui se prit de passion pour la Loire. Elle aimait servir les clients qui avaient beaucoup d’affection pour la gamine. Parmi eux, un certain Bernard Sodore, un pêcheur à la ligne, un ouvrier des sables de Loire, emmenait la petite à la pêche aux poissons volants. Sur le duit Saint Charles, il y a deux conduites forcées passant sous le pierré, l’eau s’y engouffrait violemment et les ablettes craignant sans doute pour leur survie sautaient, prises de panique et retombaient sur le chemin. Odile faisait ainsi cueillette de poissons pour son plus grand plaisir.


Le café s’agrandit. Robert et Madeleine installèrent au fond du jardin un hôtel pour recevoir 21 clients. Le café proposait également une belle terrasse avec une tonnelle et un restaurant ouvrier qui ne désemplissait pas. Madeleine avait largement de quoi faire avec près de soixante-dix couverts par jour.

La vie continua ainsi jusqu’à ce qu’ils cèdent leur café en 1982. Les nouveaux propriétaires furent moins habiles, d’autant plus que les sablières cessèrent leurs activités et l’affaire périclita. Un autre se retrouva à la rue, c’est le Juju qui fut pris sous l’aile protectrice du curé de Saint Jean Le Blanc, l’abbé Masson. Il devint son homme à tout faire et à la mort de celui-ci termina sa vie aux Petites sœurs des pauvres.

Ainsi allait la vie en bord de Loire en un temps où il y avait encore des petits métiers qui y gravitaient. Il est possible que ce récit ne conviennent pas à la loi Évin, mais rassurez-vous, le rouge ne faisait que 8°5, il ne faut pas exagérer et tout voir en noir !


Le café « Au peuplier » a été peint en 1951 par Georges Blanchard, un professeur de l’école des Beaux Arts. Il a fait également le portrait de André Souillier, le braconnier céleste. Ce tableau doit dormir dans les réserves du musée. Il serait bon de lui redonner vie après ce récit à la gloire des hommes de Loire.


Mémoriellement leur.


 

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