vendredi 9 avril 2021

La Vouivre de Loire

Une série de quatre romans :




Et si la vouivre, personnage légendaire connu sous diverses acceptions dans toute l’Europe, n’était pas tout à fait une créature extraordinaire, tour à tour dragon ou femme fatale, voire mortelle. Si c’était elle la victime, si elle était humaine… enfin, un peu plus, le soldat augmenté, tombé en disgrâce et pourchassé jusque dans la Loire. Porteur de secrets impensables.

Un traîneux des bords du fleuve la recueille. C’est l’occasion de vivre, à travers quatre aventures, une communion avec notre rivière. Du patrimoine et du paysage hissés à la dimension de l’aventure, la rumeur de Loire superposée aux rumeurs des hommes, les mystères de la tradition populaire imprimés sur ceux du monde des puissants, l’osmose entre les tourbillons de Loire et les turbulences de l’humanité structurée en sociétés.

La Vouivre de Loire, la Vouivre noire, des images pour la Vouivre, l’héritage mortel de la Vouivre… Le lecteur en ressortira magnifié par ses émotions. Jean Pierre Simon publie ses romans chez Corsaire-éditions, à Orléans.


Extrait




Nuit tombée. Environ vingt-trois heures, le moment de reprendre, avec circonspection, les déplacements terrestres. Le jour, elle se cache, entre les roseaux, dans les îles boisées, au profond de l’eau. De l’eau, en Loire, à la fin d’août, il n’y en a guère. Les trous sont peu nombreux, mais elle les connaît. Pour passer de l’un à l’autre, il arrive qu’elle doive renoncer à nager, et circuler à pied sur les grèves à peine immergées. Depuis aujourd’hui, elle ne peut plus le faire. La fréquentation de la Loire lui est devenue dangereuse.

C’est la nuit qu’elle vit vraiment.

La Vouivre marche vite, d’une foulée souple et décidée, sur le chemin qui double la levée, en contrebas, entre les roseaux et les grands peupliers, parmi les grattis des garennes. Ses pieds sont depuis fort longtemps blindés d’une épaisse couche de corne, contre laquelle même les épines de robinier ne peuvent rien. Elle suit ce layon, en balayant de temps à autre l’espace devant et derrière elle, d’un regard furtif, mais absolu. Au moindre frémissement perçu comme d’origine possiblement humaine, elle se rembuche dans les herbes plus hautes, n’hésitant pas à lacérer son corps nu, déjà bien égratigné, dans les ronces, à l’irriter dans les orties qui lui montent sous les bras malgré sa grande taille. Prête à livrer combat, s’il le faut. A détaler, à plonger dans le fleuve, dans l’urgence. Elle ne parvient toujours pas à se familiariser avec la lueur diffuse que projette devant elle, dans l’obscurité, le diamant serti dans son ventre à jamais. Un incroyable traceur laser. Depuis vingt-cinq ans qu’elle le porte, il lui semble que cette phosphorescence s’est accrue, comme si la mystérieuse pierre se comportait comme un soleil, devenant supernova avant de s’éteindre pour de bon.

Les grillons scient la nuit tiède de leurs stridulations assourdissantes, une chouette effraie libère, de loin en loin, son éclat de rire terrifiant. Un coup de brise sporadique fait grésiller le feuillage trop tôt séché des trembles.

Devant elle, à moins d’un kilomètre, cette paisible bourgade de bord de Loire, avec ses maisons qui touchent à la levée, son ancien port minuscule et son animation sympathique et discrète. Le coefficient de ruralité affiché par l’endroit lui paraît sympathique. Elle a repéré à plusieurs reprises les lieux, en passant au large à la nage. Ici doivent s’affairer des gens simples, qui ne vivent pas son destin. Paisibles comme ce brave retraité, qui l’a surprise en train de se goinfrer de tomates. Un village où elle pourrait, peut-être, suspendre son errance, pour une heure, pour une nuit.

La Vouivre n’a pas de projet. Elle fuit simplement, elle n’est encore pas en mesure de se construire un autre dessein. Sa priorité consiste à évacuer le poison qui circule en ses veines, issu d’injections répétées depuis de longs mois. Pour y parvenir, elle connaît la méthode, on la lui a enseignée. Mais, là, elle a été frappée au-delà des limites, celles dans lesquelles ses instructeurs lui avaient assuré qu’elle pouvait se désintoxiquer seule. C’était compter sans ses capacités exceptionnelles, hors du commun des agents entraînés. La méthode ? Isolement complet, aucun contact avec d’autres personnes, activité physique très intense. Evacuer. Lutte maximale contre le sommeil, s’accorder juste une heure de temps en temps. Boire beaucoup, s’hydrater au maximum. Une nourriture fibreuse, à base de végétaux crus, fruits et légumes, qui lave l’organisme. A cette recette, elle a ajouté un complément personnel : la vie en milieu aquatique, puisqu’elle est sa spécialité. Elle a nagé sans cesse, en tous sens, dans le fleuve, jusqu’à l’épuisement, à l’essoufflement. Elle a pratiqué au maximum l’apnée, qui constitue sa pratique la plus performante. En se poussant aux limites, elle a suscité des transferts d’oxygène sanguin particulièrement violents, qui ont contribué à l’évacuation des miasmes chimiques de son corps. Dommage qu’elle doive renoncer à vivre dans l’eau : depuis ce matin, elle se sentait prête à ingérer à nouveau des nourritures animales. Très facile, lorsqu’on possède, comme elle, le parfait contrôle du croisement des flux gastriques et pulmonaires, comme tous ses pareils, à qui l’on a appris à respirer des liquides. Il lui a suffi de glisser, à plat ventre, le long des hauts fonds, avançant au fil de mouvements lents et discrets.

Bouche ouverte, elle avalait de très petits poissons, frai d’ablette, de chevesne et de goujon. A la manière d’un carnassier ligérien.

Maintenant, elle ne pourra plus. Il lui faudra dévaliser des particuliers ou des commerçants pour se sustenter, faire les poubelles, au besoin. La Loire lui est interdite. Depuis ce matin, les recherches ont réellement pris corps. S’il n’y avait que ces patrouilles de gendarmes, qu’elle a croisées à plusieurs reprises sans qu’elles soupçonnent sa présence, elle n’éprouverait pas beaucoup d’inquiétudes. Elle sait venir à bout, à mains nues, de trois ou quatre militaires armés, sans effusion de sang. Neutraliser, éventuellement, ce pneumatique, qui patrouille sur la Loire, zigzaguant entre les bancs de sable à une allure déraisonnable. Le fond du fleuve renferme tant de débris métalliques rouillés qu’elle pourrait lui tendre une embuscade et le crever, par le dessous, contraignant les occupants à se jeter à l’eau, qui est son terrain, à elle !

Mais il y a l’hélicoptère. Et, depuis l’hélicoptère, qui tournoie sans cesse au fil de la rivière, on voit tout ce qui se tient dans l’eau, en surface comme au fond. On détaille l’intérieur des îles boisées, à l’exception des quelques ares où la broussaille est vraiment dense. Même la nuit, si ça se trouve : elle connaît quelques heures de répit, mais elle sait ses poursuivants capables de relancer les patrouilles, munis d’un dispositif infrarouge. Il est dans l’ordre naturel des choses qu’on la reprenne.

La sécurité provisoire, cette nuit, elle la trouvera dans un bâtiment. Pas un bâtiment isolé, abandonné : c’est là qu’ils la chercheront en premier. Dans une maison, habitée, si possible à l’insu de son propriétaire, aussi longtemps que possible. Après, on verra venir.

La voici maintenant dans le village. Quelques maisons placides sont solfiées le long de la levée empierrée. En voici une, un peu à l’écart, même si l’on peut considérer qu’elle s’intègre au bourg, qu’elle rejoint de l’autre côté. La courette, ainsi qu’une sorte d’atelier, ouvrent sur ce qui fut autrefois la nationale sept cent cinquante et un, « de Cosne-sur-Loire à la Pointe Saint-Gildas ». Une fenêtre est béante, car il fait chaud encore à cette heure. C’est une chambre, avec un grand lit défait. Une lampe de chevet est allumée. Le propriétaire ne viendra pas dormir tout de suite : le petit atelier est allumé, de l’autre côté de la cour. Une machine y émet un ronronnement feutré et continu.

Quelques heures peut-être, gagnées, en relative sécurité. S’assoupir dans un vrai lit, c’est inespéré. Mais elle pourrait encore s’en passer pendant de longues semaines, elle y a été entraînée. C’est trop tentant toutefois ; Et puis on verra bien ! Quand on n’a pas de projet, hormis la fuite…

La Vouivre enjambe l’appui de la fenêtre. Elle s’étend sur le grand lit, comme une employée de bureau après sa journée de labeur.


 


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