La
Chaussée en marche
Il
fut un jour pas comme les autres durant lequel une horde d’oisifs,
des êtres se contentant de vivre de la générosité publique, ce
que d’aucuns appellent habituellement l’assistance ou bien encore
les allocations chômage, se mirent en quête de la dignité
élémentaire que constitue un emploi. Ils avaient ouï, de la part
d’un personnage haut placé, une nouvelle incroyable, une prophétie
à moins que ce ne fut une galéjade cynique : « Il suffit de
traverser la rue ! »
Le
premier à se lancer de l’autre côté de ce vaste espace
incertain, fut ce qu’on nomme aujourd’hui un martyre de la
crédulité. Il avait été jardinier, un humble travailleur de la
terre. Il aimait ce métier qu’il avait choisi, il y avait été
formé. Il avait besoin de se sentir en contact avec la nature et
voilà qu’un guide, un gourou des temps modernes, un être
supérieur sans doute, issu d’une caste d’élus, lui demandait
d’affronter le bitume et l’asphalte, d’oser franchir cette zone
incertaine sur laquelle roulaient des véhicules devenus fous.
Le
brave jardinier ignorait alors que loin de l’humus, du terreau, il
allait perdre ses racines, se mettre en péril et surtout affronter
un monde sans règle ni pitié. Ses premiers pas sur ce territoire
inconnu furent facilités par le chef suprême. Sa parole l’avait
galvanisé, il avait foi en ce jeune personnage à la détermination
extrême. Il avait mis un pied sur la chaussée, puis un second,
poussé par sa confiance aveugle en celui qui devait changer le monde
…
À
son tour, le jardinier était en marche, il découvrait que c’était
possible, qu’il suffisait d’un peu de conviction pour franchir
l’obstacle. Des caméras étaient braquées sur lui, les
télévisions de tout le pays relayaient l'événement. Dans la
nation toute entière, chacun retenait son souffle. Ses semblables,
ceux qui depuis si longtemps avaient été laissés sur le bord du
chemin, cette route réservée aux seuls privilégiés, bien à
l’abri dans leurs limousines aux verres teintés, le suivaient des
yeux, espérant eux-aussi, jouir de cette folle espérance.
Chacun
était gagné par l’émotion. Le suspens était grand. L’homme
allait-il parvenir à vaincre cette course d’obstacles ?
Pourrait-il se faufiler dans le flot des nantis, des électeurs du
grand marcheur ? Sortirait-il entier de ce trafic endiablé ? Il
était là, au milieu de la circulation tel un toréador dans
l'arène. Un frisson parcourait spectateurs comme téléspectateurs
tandis que son guide avait depuis longtemps tourné le dos.
L’homme
conseilleur en effet avait d’autres chats à fouetter. Les finances
de sa petite entreprise étant dans un état déplorable, il était
contraint de profiter de cette journée Portes ouvertes pour jouer
les colporteurs, les marchands de colifichets. Il devait vendre des
babioles, toutes fabriquées par des sous-hommes dans des nations
lointaines et défavorisées, pour un salaire de misère. L’important
personnage n’avait cure de cette sordide réalité, l’essentiel
pour lui était de réaliser des bénéfices substantiels pour
refaire à la fois la façade de son palais et celle de son épouse.
Pendant
ce temps, le jardinier était planté au milieu de la route. Ayant
échappé plusieurs fois au pire, il était pétrifié, incapable
d’aller plus loin. Des bolides passaient de chaque côté, tous
klaxons hurlants. Il avait trouvé refuge, si ce terme avait encore
un sens dans sa situation, sur un clou, ultime vestige d’une époque
lointaine où les piétons traversaient en sécurité, simplement
pour aller de l’autre côté de la rue.
Le
jardinier aurait aimé se sentir pousser des ailes. Il aurait pu
ainsi se sortir du mauvais pas dans lequel l’avait placé ce beau
parleur. Maintenant, il n’avait plus le choix. Ne plus bouger et il
risquait de rentrer dans la catégorie des chômeurs de longue durée,
non indemnisés. Avancer encore et il allait être broyé par cette
société dans laquelle il n’avait jamais trouvé sa place. Sur le
trottoir, les cris d’encouragement semblaient le pousser à oser ce
saut dans l’inconnu, cette multitude active et en mouvement qu’il
avait regardée jusqu’alors de trop loin.
Il
écouta la foule, il fit un pas de plus, un pas de trop. Il fut
écrasé par un transport de fonds. Son corps passa sous les roues,
il fut laminé. Il n’était plus que de la charpie, happé, broyé,
éviscéré par tous les autres véhicules, indifférents, qui
passaient, négligemment sur ses restes. Face à cette horreur, les
autres, ceux qui auraient pu suivre ses pas se retournèrent contre
celui qui l’avait poussé dans cette équipée sauvage …
L’homme
important, tout en comptant et retenant les bénéfices de son
opération de promotion patrimoniale, se retourna alors vers la
terrible scène qu’il avait indirectement provoquée. Surpris qu’on
puisse s’indigner de ce qui venait de se passer, il déclara : «
Que me reprochez-vous ? En lui proposant de faire de la cuisine
plutôt que du jardinage, je ne me suis pas trompé. Voyez le
résultat, il est au-delà de mes promesses. L’homme courageux qui
m’a écouté a réalisé son projet. Il ne pouvait espérer au
mieux qu’une jardinière de légumes et son projet est consommé,
un potage vaut mieux qu’un potager ! »
Cette
fois, Freluquet, puisqu’il s’agissait de lui, était allé trop
loin. Il venait de montrer son véritable visage tout autant que le
profond mépris qu’il avait pour cette plèbe dont il prétendait
faire le bonheur sans jamais croire à cette affirmation. Ceux qui
avaient avalé sa promesse d’emploi de l’autre côté de la rue,
le poussèrent dans le flot de la circulation. Il fut à son tour
écrasé, non pas par le flot des véhicules mais par la colère des
laissés pour compte.
Traversièrement
sien.
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