La
Loire ne l'a pas oublié.
Il
était une fois un enfant né alors qu'il n'était pas opportun qu'on
le sache. L'histoire est ainsi faite de bâtards et d'enfants
illégitimes qui connurent bien des misères. Celui-ci était de
ceux-là. Sa naissance fut prestigieuse tout autant que scandaleuse.
Il n'était pas possible qu'il apparût au grand jour : il eût
troublé le cours de l'histoire et la réputation des plus grands.
Quand
il naquit dans un château en bord de Loire, sa mère était
dissimulée aux yeux de tous. Après quelques frasques guerrières en
bord de Loire, une tournée triomphale du côté de Reims où, dans
l'euphorie d'un couronnement inespéré, le roi fauta avec sa bergère
de mère, il fallut soustraire aux regards curieux un ventre qui, en
s'arrondissant, rendait l'armure importable.
C'est
La Trémouille qui fit office de sage-femme pour la toujours
demoiselle. Elle avait le feu sacré et pas seulement ;
l'histoire se refusera de penser qu'il puisse exister ce genre de
pulsion. Son enfant était, dès sa naissance, condamné à la
disparition et au silence. Il fut donc abandonné à la Loire et aux
humeurs de son courant dans un panier d'osier. Nous étions en mars
1430 et le climat, tout autant que les flots, furent favorables à
ce pauvre être sans défense.
La
Rivière a de tout temps été nourricière pour ses riverains ;
elle se montra charitable et protectrice pour celui qui était son
filleul. Le berceau vogua ainsi au fil d'un courant bienveillant,
sans s'échouer ni se renverser. L'enfant dormait ; à peine
avait-il eu le temps de sentir les bras de sa mère, que des mains
hostiles et sans ménagement l'avaient glissé dans le panier et jeté
du haut du chemin de ronde.
C'est
un bateau-moulin qui arrêta son périple. Il était ancré à l'une
des arches du pont de Jargeau. La légende voulait que cet ouvrage
fût la construction du Diable en personne. Qu'un miracle ait lieu
sous ses arches n'était, il faut bien le reconnaître, qu'une
facétie de plus du destin. Les moulins à nef avaient depuis
longtemps planté leur roue à aubes au milieu de la Loire. C'est en
508 qu'on trouve trace de leur existence dans la charte de l'Abbaye
de Micy.
Depuis,
privilège du clergé et de la noblesse, les bateaux-moulins avaient
fait leur trou en dépit de l'opposition toujours farouche des
mariniers. La présence du moulin au milieu de l'eau était un
obstacle redoutable pour les navigateurs d'autant plus qu'il était
installé à l'endroit le plus périlleux pour eux. Mais laissons là
ces querelles incessantes qui alimentèrent la justice de ce temps
pour en revenir à notre histoire.
Le
meunier se nommait Cornille, sa femme Jacquenote. Ils avaient eu bail
pour ce bateau à nef ancré sur la troisième arche du pont de
pierre. Ils eussent été heureux si la nature leur avait permis
d'avoir un enfant. Mais voilà, le ventre de Jacquenote se refusait
aux petites graines que lui octroyait généreusement son meunier de
mari. Le pauvre Cornille restait le nez dans la farine d'autant plus
qu'une rumeur insidieuse évoquait une liaison entre son épouse et
le bouilleur de cru.
Les
gens sont méchants : le meunier avait mauvaise presse :
les paysans l'accusaient de forcer allègrement sur la part de la
farine folle, cet « envolage » qui privait les uns d'une
portion non négligeable de leur bien. Alors, il était victime de la
rumeur : une mauvaise habitude en bord de Loire qui ne se
démentira jamais …
Ce
matin-là, jour de printemps de l'an de grâce 1430, Cornille et
Jacquenote étaient sur le pont à libérer les quelques objets à la
dérive pris dans les aubes de la roue, quand une frêle embarcation
d'osier vint justement se glisser entre les deux bacs de leur moulin.
C'est la femme qui entendit les cris de l'enfant ; elle se signa
et se précipita pour le prendre dans ses bras.
L'enfant
de la providence s'appela Matthieu, du nom du saint du jour. Les deux
époux n'avaient pas songé à préparer un prénom ; il fallait
aller vite et, sans plus tarder, le mettre sous la protection de
notre sainte Mère l'Eglise. Monsieur le curé ne se fit pas prier
pour baptiser cet agneau perdu, ce pauvre enfant des flots. Les
formalités pour l'adoption n'étant pas ce qu'elles sont
aujourd'hui, nul ne songea à venir chercher des poux dans la tête
des heureux parents.
Le
principal problème était de trouver nourrice sur le champ. Quand on
est meunier, la chose est plus aisée ; en échange de farine,
bien des plus précieux en cette lointaine époque, il se présenta
bien des candidates pour offrir leurs seins à l'enfant de la
rivière, comme on le surnomma bien vite dans tout le pays. C'est
ainsi que Matthieu eut son compte de lait et, bien plus encore,
d'amour maternel et paternel.
Matthieu
grandit, aidant du mieux qu'il pouvait Cornille et Jacquenote. Il
devint avec le temps très habile au réglage des meules, à la
manœuvre pour le bateau et aux différents travaux d'entretien. Les
moqueurs disaient derrière son dos que la Loire était son élément
ce qui, a bien y réfléchir, n'était pas tout à fait erroné.
Matthieu
ne pouvait échapper aux langues de vipère. Il savait qu'il n'était
pas l'enfant légitime de ses parents adorés. De cela, il n' avait
cure : il éprouvait pour eux une reconnaissance sans borne et
une affection si sincère qu'il pouvait supporter les railleries de
ses petits camarades et des plus grands. Mais il voulait savoir le
secret de sa naissance et, bien des fois, on le retrouvait sur le
devant du bateau, rêveur ou pensif, fixant l'amont de la rivière
...
Les
années avaient passé, Matthieu était devenu un grand gaillard qui
ne se départait pas de sa mélancolie. Il y avait un mystère qu'il
désirait percer. Mais comment savoir quand le secret, manifestement,
avait été la clef de sa naissance ? Il était là, le regard
au loin ; le crépuscule s'installait sur la rivière quand un
rossignol vint se poser près du garçon.
Par
quel mystère Matthieu comprit-il alors la langue de l'oiseau ? Nous
ne sommes pas ici pour décrypter ce qui ne peut se comprendre. Il
suffit parfois de laisser aller son cœur d'enfant et c'est ce que
fit sans doute le fils des meuniers ce soir-là. Le bel oiseau
chanteur lui raconta son histoire, ses origines royales et le poids
du secret de sa pauvre mère biologique.
Matthieu
n'éprouvait ni fierté particulière, ni colère pour ces deux
personnages. Que son père puisse être ce roi lointain et si peu
apprécié par ses sujets, peu lui importait ! C'est vers cette
bergère, étoile filante de l'histoire de France, que ses pensées
allèrent sans pour autant qu'elle supplante dans son cœur sa chère
Jacquenote qui se faisait bien vieille depuis quelque temps.
Matthieu
se jura de rendre hommage à cette bergère. Son souvenir dans le
pays avait été vite effacé par les trahisons de la couronne, de
l'armée et du clergé. On la disait sorcière ; l'église
l'avait brûlée et si dénigrée qu'il fallait lui rendre sa dignité
d'une manière ou d'une autre. Matthieu était décidé à passer sa
vie à remplir cette mission.
C'est
ainsi qu'il se fit trouvère pour chanter les louanges de celle à
qui il devait la vie et qui avait manqué de le faire mourir peu
après. Ses parents de lait venaient de quitter cette vallée de
peine. Leur rude labeur les avait usés avant l'heure. Ils partirent
à peu d'intervalle l'un de l'autre, laissant Matthieu sans emploi.
Le bail du moulin étant revenu à un autre meunier qui rongeait son
frein depuis belle lurette.
Matthieu
alla sur les chemins, descendit la Loire et n'eut de cesse d'honorer
de ses poèmes les prouesses de la bergère. Il fut vite remarqué en
Orléans, seule ville fidèle à son héroïne et qui célébra sa
délivrance dès le 8 mai 1430. Mais l'église se refusait encore à
réhabiliter celle qu'elle avait déclarée sorcière.
Il
fit tant et si bien, par ses poèmes et ses chansons, qu'il fut de
ceux qui contribuèrent à faire évoluer les mentalités. Jeanne
d'Arc fut réhabilitée en 1457 et cette année-là, à l'initiative
de Matthieu, celui qui comprenait la langue des oiseaux, pour la
première fois le 8 mai, une jeune fille de la ville défila en
armure dans les rues d'Orléans. Depuis, cette tradition ne cessa
presque jamais dans la cité ligérienne. Il fallut des guerres pour
que fût mise en suspens cette cérémonie d'hommage.
Matthieu
souriait, il avait rendu hommage à sa mère, lui le fils secret de
celle qu'on nomme encore « la Pucelle ». Il pouvait
dormir tranquille, personne jamais ne viendrait dénicher son secret.
Il en était fort aise ; il est des histoires qui n'ont pas
besoin d'être dévoilées à la connaissance de tous.
Fidèlement
sien.
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