Loin
des propos de boutiquiers
Cette
terrible question a surgi au fil d’une remarque d’une élève.
« Ça sert à quoi monsieur ce que vous nous faites faire ? »
Derrière ce cri du cœur se dissimule le manque d'appétence pour la
chose scolaire, le désir de ne rien faire ou pire encore, l'absence
de curiosité. Que répondre à celle qui pense la découverte
intellectuelle dans une problématique bassement matérialiste. Il
faudrait désormais que tous nos actes s'inscrivent dans une logique
de rentabilité immédiate. Triste société qui réfute le geste
gratuit, l'effort par plaisir, le bonheur de la découverte inutile.
Que
répondre à cette question qui n'admet, il me semble, aucun argument
tangible. Il est inutile d'entrer dans cette logique honteuse, cette
approche de petit boutiquier. À quoi sert de convoquer l'avenir ? Il
est bien incertain. A quoi bon promettre des lendemains meilleurs ?
L'ascenseur social est depuis longtemps en rade. L'école ne permet
plus de croire en une promotion mirifique.
Que
dire alors pour donner encore du sens à ce qui devrait mobiliser
toutes les curiosités, toutes les gourmandises de savoir ? J'ai
choisi d'aller au bout de ce que réclamait sans doute ce
questionnement désespéré, de ne pas jouer les illusionnistes.
«L'école ne sert à rien et c'est justement ce qui fait sa gloire
et sa grandeur. C'est la seule vérité incontestable de ce lieu où
vous avez la chance de vous trouver encore pour quelque temps ! »
Oui,
savoir ne peut avoir la moindre utilité. Réfléchir n'est d'aucun
intérêt. Comprendre est de moins en moins nécessaire. Aimer, plus
encore, ne sert plus à rien. L'école est le lieu de toutes ces
compétences sans valeur intrinsèque qui feront de vous des humains,
des êtres capables de vibrer, de vous émouvoir, de vous indigner ou
bien encore de créer. Nous sommes bien loin des petits savoir-faire
qu'on veut découper en tranches, mesurer, évaluer pour que vous
deveniez de bons ouvriers interchangeables, au profit d'un monde
économique sans âme.
L'école
n'a pas pour but de vous faire entrer dans une case, vous rendre
opérationnel pour un emploi. C'est à la formation professionnelle,
c'est à la formation continue qu'incombent ces tâches ponctuelles,
techniques, directement opératives. C'est quand votre parcours
initial sera achevé que vous prendrez le temps de préparer votre
orientation ou d'envisager plus tard une conversion. Pour l'heure,
vous êtes encore à ce merveilleux moment où vous pouvez, vous
devez encore perdre votre temps, sans chercher à le gagner !
L'école
c'est la plus belle des vacuités ; c'est un espace qui n'aura
jamais à se soucier de rentabilité. C'est un sanctuaire où
l'argent, les normes, les cadences, les impératifs économiques, les
délais, les contraintes ne devraient pas s'exercer, peser sur votre
seul appétit de découverte. L'école c'est une déambulation
ludique, c'est une promenade savante, c'est une escapade curieuse,
c'est une aventure merveilleuse.
L'art,
l'histoire, la littérature, le théâtre, le cinéma, la langue, les
sciences devraient être vos gourmandises. Vous avez la possibilité
dévorer à belles dents tous ces savoirs qui feront de vous des
maillons de plus dans cette longue chaîne humaine qui a constitué
notre humanité. Vous en êtes les héritiers : c'est le plus
grand et le plus merveilleux don que vous ont accordé tous ceux qui
vous ont précédés sur cette planète et, au lieu de vous en
réjouir, vous renâclez, vous rechignez, vous traînez des pieds et
du cerveau, vous rejetez tout ce qui ne s'inscrit pas dans votre
immédiat vide de sens.
L'école
est un formidable privilège. N'en faites jamais un objet de
satisfaction de vos seuls désirs matériels. C'est exactement le
contraire. C'est le lieu de l'imaginaire, du rêve, de l'amour, des
passions, des tragédies, des aventures humaines, des légendes et
des folies. Il n'y a rien à gagner, rien à échanger, rien à
vendre, rien à s'approprier pour soi seul. C'est un lieu de partage
sans contrepartie. C'est un ailleurs déconnecté des valeurs qui
sont celles d'un monde devenu fou.
Je
comprends votre souffrance et votre ennui si tout ce qui vous est
présenté ici ne trouve pas grâce à vos yeux cupides. Vous êtes
des consommateurs et ici, il n'y a rien à vendre. Ouvrez les yeux,
prenez dans vos esprits encore disponibles, apprenez par le cœur et
la raison, enrichissez-vous de ce qui n'a aucun prix. Demain, il sera
trop tard pour vous.
Voilà
ce que qu'est l'école en dépit de ses maudits refondateurs, de ses
affreux docimologistes, des ses monstrueux planificateurs, des
inspecteurs et des éditeurs, des patrons et des groupes de pression,
des parents ambitieux et des maîtres zélés. L'école c'est un
espace de liberté. Pas la liberté de ne rien faire, pas la liberté
de martyriser la langue et les manières, pas la liberté de détruire
ce formidable outil d'émancipation où vous avez le bonheur de
passer votre jeunesse. C'est l'espace de votre liberté future et
rien, vraiment rien de plus.
Inutilement
vôtre.
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