Mes Contes de l'Avent
J’allais
au bord de l’eau quand je vis un étrange petit garçon, un enfant
assis sur le sol, une tablette à la main, un casque sur les oreilles
et des vêtements de marque à la toute dernière mode. Il lançait
d’une main distraite, tout occupé qu’il était à son écran,
des cailloux dans la rivière. Je m’approchai de lui et, en dépit
de son casque, je lui racontai une histoire …
L’enfant-roi
ne m'écoutait pas. Il continuait à jouer, parfaitement affairé à
tuer des monstres dans un décor absurde. Sans m'en laisser conter
je poursuivais ma vaine tentative de le toucher, de le sortir de son
monde virtuel pour qu'il ose s’aventurer dans l’imaginaire. Je
suis têtu, on me le reproche bien assez, pourtant cette fois, mon
obstination allait trouver une curieuse récompense.
Durant
mon récit, tandis que l’enfant restait les yeux rivés à son
écran, une petite voix que je n’oublierai jamais s’adressa à
moi : « Tu es un curieux vieux bonhomme, toi ! Tu parles une
langue que les enfants ne comprennent pas toujours, tu emploies des
mots trop savants pour eux mais tu as le désir de les changer ! Tu
ne supportes pas de les voir tels que les autres adultes les ont
faits : enfants-rois qui font toujours ce qu’ils veulent ! »
Je
n’en revenais pas. Si l’enfant ne m’écoutait pas, son petit
pantin qui traînait là, abandonné sur l’herbe, avait entendu mon
histoire, compris mon propos et pensait que je devais continuer
malgré l’indifférence de son petit maître. Le conte en
empruntant les voies de la fiction pourrait peut-être modifier
l’attitude de l’enfant pourvu que j’insiste longuement et ne me
désespère pas. Le pantin me sourit, se glissa sur les genoux de
l’enfant et me demanda de continuer mon histoire.
J’hésitai
longuement. N’avais-je pas été victime d’une hallucination ? Je
n’oublierai jamais ce moment d’une incroyable intensité. Il y
avait comme une fièvre dans l’expression du pantin, un désir de
voir changer son compagnon humain, une impérieuse envie de le
retrouver tel qu’il l’avait connu quand on l’avait confié à
lui. « Continue, continue, il n’y a que toi qui puisses
m’entendre. Continue et, un moment ou un autre, Victor cessera
d’être ce mur d’indifférence ! »
Je
poursuivis donc mon récit. Le pantin, lui aussi, tentait d’attirer
l’attention de Victor. Il y parvenait quelquefois. L’enfant ne
semblant nullement étonné qu’un pantin puisse ainsi lui
chatouiller les pieds ou bien lui tirer les cheveux. Petit à petit,
Victor modifia son comportement. Lui qui ne m’avait pas encore vu,
me jeta quelques brefs regards. Le pantin ne se décourageait pas :
il continuait ses pitreries pour sortir Victor de son effroyable
machine.
Petit
à petit, le miracle eut lieu. Victoire levait la tête, nous
souriait enfin, retrouvait un visage enfantin. Il n’avait sans
doute rien entendu de ma première histoire ; il retira son
casque au milieu de la seconde quand Pitchoun, puisque tel était le
nom du pantin de bois, essaya de le lui ôter. Pitchoun lui glissa à
l’oreille « Écoute ce monsieur, il te raconte une belle
histoire ! »
Victor
daigna m’adresser la parole. Il avait un gros défaut de langue :
il bégayait de manière incroyable, il accrochait chaque mot, il se
reprenait, ne parvenait pas à trouver ses mots. Pitchoune m’avait
prévenu : il fallait le laisser faire, ne pas chercher à
l’aider. L’écouter avec attention pour lui donner confiance.
Victor
me demanda de poursuivre. Mon histoire lui plaisait. Le pantin dans
le dos de l’enfant pointa son pouce en l’air. Quel curieux
personnage que ce petit être en bois ! Je continuai donc tout en
sollicitant fréquemment l’enfant. Je l’interrogeais, lui
demandais de se rappeler un personnage ou une action. Il participait
à l’histoire et plus il participait, mieux il parlait. Ses yeux
brillaient, sa crinière blonde flottait au vent. Il y avait quelque
chose du Petit Prince chez ce gamin redevenu un enfant. À la fin de
ma seconde histoire, je lui fis part de cette remarque.
Victor
éclata de rire ; un rire en cristal, un rire réjouissant et
communicatif. « Tu es fou ! Je ne suis pas le Petit Prince, Je
ne viens d’aucune étoile lointaine et je n’ai jamais vu de
mouton. Je suis l’enfant roi de la planète Terre, mon étoile est
ici et elle est bien malade. Aide-moi à faire un monde plus heureux
! »
Victor
prit dans ses mains son pantin et cessa de me parler. C’est
désormais à lui qu’il s’adressait, sérieusement, profondément.
Il ne bégayait plus du tout, il avait l’air grave. « Tu
vois, mon pauvre Pitchoun, je t’avais oublié parce que les adultes
ont cru que je ne voulais plus jouer avec toi quand j’ai réclamé
une tablette pour leur faire plaisir. Mais c’est avec toi que j’ai
construit mes rêves, que j’ai inventé des aventures, que j’ai
voyagé dans le temps. Mais pour eux, il fallait que je sois toujours
occupé et un enfant qui rêve est forcément un enfant qui
s’ennuie. »
Le
pantin hochait la tête. Il mit sa petite main dans celle de Victor.
Des larmes coulaient de ses yeux de bois. Pitchoun se cala tendrement
contre le cou du gamin. Victor était heureux, il avait retrouvé la
légèreté et insouciance de l’enfance. Il ne singeait plus
l’adulte ; il ne cherchait plus à imiter une grande personne.
«
Ce monsieur pourrait tous nous aider à rester des enfants s’il
abandonnait sa langue trop compliquée, ses phrases trop longues, ses
expressions de vieil instituteur. Les enfants ont besoin qu’on leur
raconte des histoires, ils en ont toujours besoin. Mais les adultes
sont bien trop occupés désormais pour leur consacrer du temps. Ils
les laissent devant un écran, les abandonnent à leur sort, les
privent de leur enfance. »
Je
ne pouvais rester à l’écouter sans rien faire. Je devais lui
montrer ma présence, lui signifier que je comprenais qu’il
s’adressait à moi. Je saisis l’autre main du pantin tout en
m’asseyant à ses côtés. Sottement j’étais resté debout
devant lui, sans doute pour marquer une stupide supériorité, pour
refuser symboliquement d’être à son niveau ou pour éviter les
allusions scabreuses dans une société où un adulte ne peut plus
discuter avec un enfant qu’il ne connaît pas.
Victor
parla encore à son pantin. « Le vieux monsieur commence à
comprendre. C’est aux enfants qu’il doit consacrer son énergie.
Il va retravailler ses contes, les simplifier, les écrire pour nous,
les enfants. Il doit arrêter de croire que les adultes sont
capables de le comprendre. Tu vas partir avec lui, il te posera sur
son bureau pour se souvenir de moi. Grâce à toi, je serai son
personnage. C’est à moi qu'il racontera une histoire pour me
permettre de grandir loin des des folies de ce monde qui ne sait plus
où il va ! »
J’étais
moi aussi en larmes, Victor m’avait ouvert les yeux, m’avait
montré le chemin. S’il y a le plus petit espoir de changer le
monde, c’est aux enfants qu’il faut s’adresser. J’allais
reprendre mes textes, modifier le vocabulaire et alléger le contenu.
Pitchoun serait pour moi un correcteur impitoyable, un guide
exigeant. Il était l’ami de la gentille fée de mes songes.
Je
me levai et j’acceptai le cadeau de Victor. Je lui faisais ainsi
promesse de me mettre au travail. Le petit pantin se glissa
discrètement dans l’une des poches de mon sac à dos, là où se
trouve l’ordinateur qui ne me quitte jamais. J’avais compris ma
nouvelle mission.
Je
n’avais pas fait trois pas que je me retournai pour adresser un
dernier signe de main à Victor. Il s’était à nouveau déguisé
en enfant roi, le casque vissé sur les oreilles et la tablette à la
main. Il me fit un clin d’œil complice avant de me saluer d’un
grand éclat de rire ...
Tendrement
sien. Na !
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