Sur
un air d’accordéon
Il
était une fois un forgeron qui disposait d’un soufflet gigantesque
qu’il fallait actionner avec une longue et pesante chaîne. Sa
forge produisait un vacarme épouvantable qui effrayait d’autant
plus les enfants du village que l’artisan, un véritable colosse,
frappait comme un sourd sur son enclume. Tout près de son atelier,
la terre tremblait, le tonnerre ne cessait de faire tressaillir les
passants.
Le
forgeron avait besoin d’un assistant, un souffleur de vent pour que
le charbon entre en incandescence. C’est un enfant qui était ainsi
attaché à ce labeur fort peu humain. Le pauvre gamin devait à la
fois supporter une chaleur digne des portes de l’enfer et un bruit
à vous damner. Il dépérissait à vue d’œil et avait une
tristesse dans le regard qui en disait long sur le calvaire qu’il
avait à subir.
Le
forgeron n’était pourtant pas un mauvais bougre mais il ignorait
tout des droits de l’enfant, de la vie au grand air et des charmes
de la nature. Il avait lui aussi passé sa jeunesse à actionner le
terrible soufflet puis était passé de l’autre côté pour manier
le marteau sans jamais sortir de cet espace clos et bruyant, de cet
antre de Satan.
Cyril,
son jeune assistant n’entendait pas rester attaché toute sa
jeunesse à ce travail de forçat. Il avait dans la tête des envies
d’évasion, des désirs de jeu et de grands espaces. Il en fit part
un jour au maître du feu qui s’emporta à cette idée saugrenue.
« Souffler n’est pas jouer petit drôle. Tire sur la chaîne
et laisse donc tes rêves de liberté ! »
L’enfant
avait baissé la tête et s’était remis à l’ouvrage. Mais dans
son esprit, il était désormais clair qu’il devait trouver une
échappatoire, une porte de sortie à son calvaire. Un jour, la
destinée lui sourit par le truchement d’une jeune enfant qui
jouait un peu plus loin, de l’autre côté de la ruelle. La petite
fille avait un drôle de jouet en bois, un petit piano miniature
comme il s’en faisait alors.
Malgré
le vacarme de la forge, le gamin parvint à saisir quelques sons
épars. Il était conquis par ce qu’il percevait et n’eut de
cesse que de désirer accéder à ce jouet. Il fut patient. La gamine
avait la chance d’être née sous une bonne étoile, elle avait
tout ce qu’elle voulait et se lassa bien vite de ce petit
instrument qu’elle abandonna un soir devant le pas de sa porte,
oubliant négligemment de le ranger.
Le
servant du soufflet profita de la nuit pour aller quérir cet objet
qu’il cacha dans un recoin de la forge. Le gamin avait une idée en
tête, une drôle de pensée lui ayant traversé l’esprit en
percevant quelques notes jouées par la voisine. Il se mit à
réfléchir, lui qui avait tout le temps pour ça, attaché qu’il
était à ce poste de travail si rébarbatif et répétitif.
Il
sacrifia de nombreuses heures de sommeil pour réaliser son projet,
en cachette naturellement du forgeron qui n’était pas homme à
tolérer la moindre fantaisie. Le gamin observa attentivement le
jouet, chercha à en comprendre le fonctionnement, échafauda des
hypothèses, se mit au travail pour lui apporter d’étranges
modifications. Il avait désormais une idée fixe, une idée soufflée
par la providence.
Il
voulait se libérer de son esclavage sournois. Il avait entrevu une
petite lucarne, un espace de ciel bleu et de mélodie. C’est ainsi
qu’il franchit le pas et osa modifier l’instrument de torture qui
faisait de lui un galérien du vent. Il équipa son soufflet, par un
habile procédé, de ce petit instrument qu’il avait
considérablement modifié. D’une main, il actionna la lourde
chaîne, de l’autre, il appuya sur les touches du petit clavier.
Le
miracle eut lieu. Le maudit soufflet était devenu mélodieux. Au
matin quand le forgeron revint dans son atelier, il découvrit
atterré la transformation. L’homme n’était pas de nature à
supporter pareille fantaisie. Il remonta vertement les bretelles de
son apprenti. Mais le gamin s’était préparé à pareille réaction
et sans y accorder la plus petite importance, se mit en action.
Le
forgeron tomba sous le charme des notes qui désormais remplaçaient
l’affreux essoufflement asthmatique de son ventilateur mécanique.
La bête se transforma en mélomane car la musique adoucit même les
êtres les plus rustres. Il se mit à frapper l’enclume en cadence,
pour souligner les mélodies du gamin.
Dans
la ruelle, un attroupement se fit, le vacarme habituel avait changé
de nature. Il se passait quelque chose d’incroyable dans l’atelier
du forgeron. Un curieux, plus hardi que les autres s’aventura dans
l’atelier pour demander le nom de cet étrange chose. Le gamin, qui
auparavant ne se serait jamais aventuré à parler devant un
visiteur, dit fièrement : « Le piano à bretelles ! ».
L’accordéon
venait de voir le jour. Il fallut naturellement bien des
transformations encore pour que l’instrument quitte la forge et
mette le feu à toutes les pistes de danse. Mais c’est bien le
petit Cyrill Demian qui fut à l’origine de cette invention
extraordinaire. Nous étions en 1829 et de ce jour, les souffleurs de
vent allaient pouvoir réjouir le bon peuple.
Mélodiquement
sien.
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