Je
lui dois tant.
Le
jour où un ouvrage écrit de ma plume va voir le jour, permettez-moi
d'évoquer l'une de ces libraires qui étaient la gloire de notre
pays quand celui-ci était encore fier de sa culture et de sa langue.
Depuis, les librairies ferment les unes après les autres, attaquées
par un géant de la vente par correspondance qui attire dans ses
filets des gens bien trop pressés, pas assez conscients pour
comprendre qu'ils mettent en danger l'exception culturelle française.
Qu'aurais-je
été sans Madeleine ? Un gamin qui n'avait que quelques livres chez
lui, bien peu pour alimenter sa gourmandise et ses curiosités.
Quelques romans d'enfance, perdus sur une étagère qui,
curieusement, était dans les toilettes. C'est sans doute là que
j'ai découvert le bonheur ineffable de la lecture, sur une chaise
percée ; une perversion pour les uns, une bien étrange manie pour
les autres et une source permanente d'énervement et d'impatience
pour les miens …
Sans
Madeleine, j'en serais resté aux aventures du petit rat Justin et
des quelques beaux livres glanés lors de la remise des prix.
J'évoque ici, cette belle tradition qui sombra après mai 1968,
quand les villes offraient un livre aux enfants, à la fin de l'année
scolaire. Hélas, il y avait dans cette belle pratique l'expression
du mérite, valeur qu'il fallait rayer de la carte scolaire. Depuis,
on a pu apprécier les dégâts que continue de faire cette posture
suicidaire.
Quand
j'avais un bon moment de libre devant moi, je prononçais cette
phrase rituelle que mes parents supportaient sans rien dire : «
je vais chez Madeleine ! ». J'accompagnais cette déclaration
en plongeant la main dans la caisse de la boutique pour prendre juste
ce qu'il me fallait pour assouvir mon vice. Jamais mes parents ne
m'ont rien dit, comme s'ils avaient compris qu'il y avait là dépense
raisonnable.
Je
traversais la petite ville en prenant le chemin le plus rapide,
habitude qui n'était pas souvent la mienne. J'aimais tant déambuler
dans ce village qui sentait bon la douceur de vivre en bord de Loire.
Mais là, le but était clairement défini et j'allais d'un bon pas
jusqu'à la librairie de la dame. Pour nous tous, elle était
Madeleine, petite femme dynamique, bienveillante, souriante, toujours
bien mise et soignée de sa personne. C'est du moins ainsi que je la
vois encore.
Sa
librairie, qui existe toujours, gardée avec passion par le fils
Morin, jouxte la poste. Un symbole fort à l'époque où l'écrit
n'avait pas été encore réduit en poussière par la vague des
télécommunications. Il fallait gravir quelques marches pour
pénétrer dans ce palais du livre, capharnaüm plaisant dans lequel
je me perdais avec délice.
Madeleine
me souriait et me laissait fouiller, fouiner, farfouiller,
baguenauder chez elle, sans se soucier du temps et des livres que je
dévorais. Elle savait que je ne partirais jamais avec un ouvrage
dissimulé dans mes poches ; cela aurait été inconcevable en
cette époque courtoise. Elle n'ignorait pas non plus qu'à la fin de
mes voyages, je lui achèterais un nouveau trésor.
C'est
ainsi que, des années durant, j'ai découvert bien des collections,
bien des auteurs. Mes goûts et mes achats ont évolué naturellement
avec l'âge. Ils ont évolué, toujours avec les conseils discrets de
la gentille libraire. Elle a su me faire découvrir la littérature
après m'avoir laissé épuiser ma soif d'aventures plus faciles.
Je
passais tellement de temps que j'en oubliais parfois de regarder
l'heure. Je me souviens encore, le rouge au front, de cet après-midi
… J'avais découvert « Clochemerle », cette belle farce
truculente qui m'a sans doute sournoisement influencé dans biens des
domaines. Je jubilais, je feuilletais ce livre en oubliant cette
furieuse envie d'uriner qui finit par m'être fatale. C'est le
pantalon souillé que je m'enfuis de la librairie sans avoir pris ce
livre !
J'avais
honte et je fis le grand tour pour rentrer chez moi en passant le
long des douves, loin des rues commerçantes. Après un retour en
dignité, je retournai pourtant, bien vite, sur les lieux du forfait
pour acheter ce livre, cause de mon déshonneur. Madeleine fit
semblant de rien ; je lui en sus gré.
Les
années ont passé. Depuis bien longtemps, j'ai quitté mon village
mais il est un passage que je ne manque jamais de faire. Il me faut
gravir les petites marches et pénétrer chez Madeleine ; même
si elle n'est plus là depuis bien longtemps. Je retrouve cette
ambiance incomparable ; je retombe en enfance et en lecture.
Dans quelques jours sans doute, peut-être même demain, mes «
Bonimenteries du Girouet » seront dans la vitrine de chez
Madeleine car Monsieur Morin est en relation avec les éditions du
Jeu de l'Oie ; ce n'est pas fantaisie de ma part ou rêve
illusoire. J'en ai les larmes aux yeux à cette pensée. J'aurais
tant aimé que Madeleine soit encore là pour me servir ce livre :
le mien ! C'est à elle que je dois cette belle aventure !
Dédicacement
sien.
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