mercredi 8 novembre 2017

Les amoureux de Péronville.



Les histoires d'amour finissent mal en général ….




Il était une fois, en bord d'une rivière étrange à la destinée curieuse, un jeune homme : Edgard et une jeune fille : Isabelle, qui avaient tout pour vivre heureux et s'aimer tendrement. Mais tout comme le cours de la Conie, la destinée est capricieuse et doit se plier à la topographie de l'existence. Il est des barrières infranchissables que l'homme se plaît à dresser pour séparer les êtres.

La Conie du reste connaissait pareille subtilité de la géographie. Née à Patay de la célèbre nappe phréatique de Beauce, la rivière coulait à la fois vers la Loire et le Loir. C'est une curiosité bien étrange, comme si elle était incapable de choisir dans les bras de qui se jeter. Il en était tout à fait autrement pour Isabelle : mais n'allons pas trop vite en besogne …

Nous sommes aux environs de l'année 1530. Le baron de Péronville était d'humeur belliqueuse. La période était propice pour qui aimait croiser le fer, d'autant que d'affreuses querelles religieuses portaient la discorde au sein même du royaume. Le baron allait guerroyer pour son bon plaisir, tout en faisant le malheur d'Edgard dont le père mourut au service de son suzerain.

Le baron prit Edgard à son service. Il en fit son écuyer, ne se doutant pas qu'il plaçait ainsi le loup dans sa bergerie. Car le méchant homme avait une fille, Isabelle, belle comme le jour et parée de toutes les qualités qui faisaient défaut à son géniteur. La loterie de la génétique est tout aussi fantaisiste que celle des passions …

Quand ils eurent l'âge de sentir la force violente des hormones, Edgard et Isabelle se découvrirent un amour inextinguible. Leur condition respective rendait cette folie impossible : ils en souffraient d'autant plus que leur proximité avivait la force de la douleur et de la privation. Isabelle savait que jamais son père ne consentirait à pareille mésalliance tandis qu'Edgard était toujours à la quête d'un exploit fabuleux pour renverser cette inacceptable injustice d'une naissance trop modeste.

C'est en 1548 que les circonstances lui donnèrent l'occasion de déclarer sa flamme tout en démontrant sa valeur. En juin de cette année terrible, s'il en fut, dans la forêt d'Orléans, une horde de bêtes sauvages et féroces : des loups cerviers, vinrent d'on ne sait où, semer la désolation par tout le pays. Ils avaient attaqué et dévoré femmes et enfants, s'en prenant même parfois à des hommes.

Il fallut se résoudre à armer les paysans-la mauvaise habitude que voilà- et se lancer dans des battues pour extirper le mal de nos campagnes. Naturellement, le baron de Péronville y vit belle occasion de se divertir et de se faire valoir devant tous ces gueux et vilains à qui il allait en remontrer.

Il partit, flanqué de sa fille pour la sortir un peu et lui faire rencontrer de nobles jeunes gens, et de son écuyer dont il ne pouvait se passer. Amateur de vénerie, le baron allait toujours de l'avant. Sa fille, voulant briller aux yeux de son cher Edgard, refusait de rester en arrière. C'est alors que survint l'incident qui aurait dû les faire basculer dans le conte de fée.

Isabelle, sur son cheval, allait bon train, quand sa monture se cabra violemment et désarçonna la belle. Une énorme bête surgit dans l'instant des fourrés et se rua sur la pauvrette. Seul Edgard eut la présence d'esprit de se mettre en travers du monstre. Comme son cheval, en proie à la panique, devenait incontrôlable, le jeune homme, sans hésiter un seul instant , descendit de sa monture pour affronter à mains nues le terrible animal.

Il y eut un tumulte affreux, un corps à corps terrifiant entre un homme et un monstre écumant. Quand les seigneurs de Péronville, Pontault , Brandelon et d'autres encore, arrivèrent sur place, une grande clameur montait des gorges des manants, tous à pied. Edgard, armé de son seul long couteau de chasse, avait égorgé le fauve sous les hourras des rabatteurs et les œillades d'Isabelle qui venait d'être sauvée par son amoureux.


Edgard, se souciant bien peu de ses blessures, alla relever Isabelle pour la conduire à son père, lui déclarant qu'il serait toujours disposé à mettre en péril sa propre vie pour celle de la demoiselle. N'importe quel père eût compris la remarque ; le baron n'était pas homme à se laisser émouvoir. L'exploit de son écuyer n'était qu'un juste retour de sa générosité : l'affaire devait en rester là.

Hélas, Edgard emporté par les circonstances et l'exaltation générale déclara devant le baron, stupéfait, l'amour qu'il avait pour sa belle. C'en fut trop pour ce personnage hautain, d'autant plus qu'il y avait là le jeune sire de Boissay dont il voulait faire son gendre. Il se mit dans une colère mémorable : un courroux si violent que les arbres en tremblèrent.

Il allait frapper son écuyer du tranchant de son épée quand celui-ci s'ensauva, protégé par les paysans et les gens d'armes qui avaient admiré sa bravoure. Il prit la fuite à travers cette forêt qu'il connaissait si bien pour l'avoir arpentée toute son enfance. Le baron appela sa fille pour aller l'enfermer dans une tour de son château. La damoiselle avait, elle aussi, disparu.

Les deux fugueurs devinrent vite amants ! Ils s'étaient réfugiés en un endroit de la forêt où l'on aurait cru que les dieux s'étaient concertés pour y rassembler tous les bienfaits d'une nature préservée. Ils étaient en bord de la Conie et de son onde pure, parmi des fleurs grimpantes, des lichens, des églantiers en fleurs, un tapis de mousse et une petit roche isolée qui surplombait ce décor magnifique.

Soudain, le ciel se chargea d'électricité, le ciel s'assombrit, les animaux, effrayés, fuyaient les lieux. Un tumulte lointain, celui d'une troupe en marche, se fit de plus en plus proche ; le baron survenait avec ses hommes pour châtier celui qui avait sauvé sa fille. Mais, un malheur n'arrive jamais seul et, alors que le tonnerre grondait, que l'orage éclatait dans un vacarme digne des enfers, la plus effroyable des bêtes bondit du rocher où elle s'était tapie.

Elle fondit sur les deux amants encore enlacés dans une troublante fusion. Ils n'eurent pas le temps de se protéger ; ils étaient encore épuisés par les ébats qui les avaient laissés sans force, haletants et comblés. La bête se jeta sur Isabelle et, de sa formidable gueule, lui brisa la nuque ; dans l'instant suivant elle égorgea le pauvre Edgard.

La chronique décrit la bête comme un monstre hideux, un animal aux dimensions énormes, au poil fauve et hérissé sur l'encolure. Elle était, d'après certains témoignages, couverte d'écailles à moins que ce ne fût des taches plus sombres. Sa langue pendait de manière démesurée ; d'un rouge si vif qu'elle semblait venir des enfers. Des crocs dépassaient largement de sa gueule béante. Pour ajouter à l'effroi, ses yeux étaient étincelants. On aurait cru que des éclairs jaillissaient de leurs orbites.

Le ciel se déchaîna, la bête disparut dans un hurlement à vous glacer les sangs à l'instant même où le baron et les siens surgissaient dans la cachette. La Conie était teintée du sang des malheureuses victimes, des cataractes tombaient du ciel, le tonnerre assourdissait les rares témoins de la scène.

Le baron comprit le drame qui venait de se dérouler. Il tomba à genoux devant les corps enlacés et leva les mains au ciel, armé de son épée qu'il voulait vengeresse. Il prononça un juron effroyable, un cri déchirant de haine et de rage, un long hurlement qui ne différait guère de celui de la bête criminelle.

Surpris en cette posture par un éclair qui frappa son épée dressée, il fut littéralement enveloppé de flammes. Jamais on ne vit plus terrible châtiment divin : le corps du Baron disparut. Il n'était plus qu'un vilain tas de cendres et de vêtements carbonisés. Les hommes de son escorte se signèrent, voyant dans son trépas la marque du malin, et portèrent la légende à travers tous le pays.

L'âme du Baron de Péronville avait rejoint Satan : nul n'en doutait ici. Pour continuer de torturer le pauvre monde, deux fois par siècle, tous les cinquante ans, dans la région d'Orléans, surgissait une bête hideuse et féroce qui venait tourmenter les braves gens. Elle réclamait son lot de chair fraîche avant de disparaître mystérieusement. Elle prit le nom de la bête d'Orléans ; elle était sans doute l'âme damnée du maudit baron de Péronville.

Bestialement sien.

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