Les
histoires d'amour finissent mal en général ….
Il
était une fois, en bord d'une rivière étrange à la destinée
curieuse, un jeune homme : Edgard et une jeune fille : Isabelle, qui
avaient tout pour vivre heureux et s'aimer tendrement. Mais tout
comme le cours de la Conie, la destinée est capricieuse et doit se
plier à la topographie de l'existence. Il est des barrières
infranchissables que l'homme se plaît à dresser pour séparer les
êtres.
La
Conie du reste connaissait pareille subtilité de la géographie. Née
à Patay de la célèbre nappe phréatique de Beauce, la rivière
coulait à la fois vers la Loire et le Loir. C'est une curiosité
bien étrange, comme si elle était incapable de choisir dans les
bras de qui se jeter. Il en était tout à fait autrement pour
Isabelle : mais n'allons pas trop vite en besogne …
Nous
sommes aux environs de l'année 1530. Le baron de Péronville était
d'humeur belliqueuse. La période était propice pour qui aimait
croiser le fer, d'autant que d'affreuses querelles religieuses
portaient la discorde au sein même du royaume. Le baron allait
guerroyer pour son bon plaisir, tout en faisant le malheur d'Edgard
dont le père mourut au service de son suzerain.
Le
baron prit Edgard à son service. Il en fit son écuyer, ne se
doutant pas qu'il plaçait ainsi le loup dans sa bergerie. Car le
méchant homme avait une fille, Isabelle, belle comme le jour et
parée de toutes les qualités qui faisaient défaut à son géniteur.
La loterie de la génétique est tout aussi fantaisiste que celle des
passions …
Quand
ils eurent l'âge de sentir la force violente des hormones, Edgard et
Isabelle se découvrirent un amour inextinguible. Leur condition
respective rendait cette folie impossible : ils en souffraient
d'autant plus que leur proximité avivait la force de la douleur et
de la privation. Isabelle savait que jamais son père ne consentirait
à pareille mésalliance tandis qu'Edgard était toujours à la quête
d'un exploit fabuleux pour renverser cette inacceptable injustice
d'une naissance trop modeste.
C'est
en 1548 que les circonstances lui donnèrent l'occasion de déclarer
sa flamme tout en démontrant sa valeur. En juin de cette année
terrible, s'il en fut, dans la forêt d'Orléans, une horde de bêtes
sauvages et féroces : des loups cerviers, vinrent d'on ne sait
où, semer la désolation par tout le pays. Ils avaient attaqué et
dévoré femmes et enfants, s'en prenant même parfois à des hommes.
Il
fallut se résoudre à armer les paysans-la mauvaise habitude que
voilà- et se lancer dans des battues pour extirper le mal de nos
campagnes. Naturellement, le baron de Péronville y vit belle
occasion de se divertir et de se faire valoir devant tous ces gueux
et vilains à qui il allait en remontrer.
Il
partit, flanqué de sa fille pour la sortir un peu et lui faire
rencontrer de nobles jeunes gens, et de son écuyer dont il ne
pouvait se passer. Amateur de vénerie, le baron allait toujours de
l'avant. Sa fille, voulant briller aux yeux de son cher Edgard,
refusait de rester en arrière. C'est alors que survint l'incident
qui aurait dû les faire basculer dans le conte de fée.
Isabelle,
sur son cheval, allait bon train, quand sa monture se cabra
violemment et désarçonna la belle. Une énorme bête surgit dans
l'instant des fourrés et se rua sur la pauvrette. Seul Edgard eut la
présence d'esprit de se mettre en travers du monstre. Comme son
cheval, en proie à la panique, devenait incontrôlable, le jeune
homme, sans hésiter un seul instant , descendit de sa monture pour
affronter à mains nues le terrible animal.
Il
y eut un tumulte affreux, un corps à corps terrifiant entre un homme
et un monstre écumant. Quand les seigneurs de Péronville, Pontault
, Brandelon et d'autres encore, arrivèrent sur place, une grande
clameur montait des gorges des manants, tous à pied. Edgard, armé
de son seul long couteau de chasse, avait égorgé le fauve sous les
hourras des rabatteurs et les œillades d'Isabelle qui venait d'être
sauvée par son amoureux.
Edgard,
se souciant bien peu de ses blessures, alla relever Isabelle pour la
conduire à son père, lui déclarant qu'il serait toujours disposé
à mettre en péril sa propre vie pour celle de la demoiselle.
N'importe quel père eût compris la remarque ; le baron n'était
pas homme à se laisser émouvoir. L'exploit de son écuyer n'était
qu'un juste retour de sa générosité : l'affaire devait en
rester là.
Hélas,
Edgard emporté par les circonstances et l'exaltation générale
déclara devant le baron, stupéfait, l'amour qu'il avait pour sa
belle. C'en fut trop pour ce personnage hautain, d'autant plus qu'il
y avait là le jeune sire de Boissay dont il voulait faire son
gendre. Il se mit dans une colère mémorable : un courroux si
violent que les arbres en tremblèrent.
Il
allait frapper son écuyer du tranchant de son épée quand celui-ci
s'ensauva, protégé par les paysans et les gens d'armes qui avaient
admiré sa bravoure. Il prit la fuite à travers cette forêt qu'il
connaissait si bien pour l'avoir arpentée toute son enfance. Le
baron appela sa fille pour aller l'enfermer dans une tour de son
château. La damoiselle avait, elle aussi, disparu.
Les
deux fugueurs devinrent vite amants ! Ils s'étaient réfugiés en un
endroit de la forêt où l'on aurait cru que les dieux s'étaient
concertés pour y rassembler tous les bienfaits d'une nature
préservée. Ils étaient en bord de la Conie et de son onde pure,
parmi des fleurs grimpantes, des lichens, des églantiers en fleurs,
un tapis de mousse et une petit roche isolée qui surplombait ce
décor magnifique.
Soudain, le ciel se chargea d'électricité, le ciel s'assombrit,
les animaux, effrayés, fuyaient les lieux. Un tumulte lointain,
celui d'une troupe en marche, se fit de plus en plus proche ; le
baron survenait avec ses hommes pour châtier celui qui avait sauvé
sa fille. Mais, un malheur n'arrive jamais seul et, alors que le
tonnerre grondait, que l'orage éclatait dans un vacarme digne des
enfers, la plus effroyable des bêtes bondit du rocher où elle
s'était tapie.
Elle
fondit sur les deux amants encore enlacés dans une troublante
fusion. Ils n'eurent pas le temps de se protéger ; ils étaient
encore épuisés par les ébats qui les avaient laissés sans force,
haletants et comblés. La bête se jeta sur Isabelle et, de sa
formidable gueule, lui brisa la nuque ; dans l'instant suivant
elle égorgea le pauvre Edgard.
La
chronique décrit la bête comme un monstre hideux, un animal aux
dimensions énormes, au poil fauve et hérissé sur l'encolure. Elle
était, d'après certains témoignages, couverte d'écailles à moins
que ce ne fût des taches plus sombres. Sa langue pendait de manière
démesurée ; d'un rouge si vif qu'elle semblait venir des
enfers. Des crocs dépassaient largement de sa gueule béante. Pour
ajouter à l'effroi, ses yeux étaient étincelants. On aurait cru
que des éclairs jaillissaient de leurs orbites.
Le
ciel se déchaîna, la bête disparut dans un hurlement à vous
glacer les sangs à l'instant même où le baron et les siens
surgissaient dans la cachette. La Conie était teintée du sang des
malheureuses victimes, des cataractes tombaient du ciel, le tonnerre
assourdissait les rares témoins de la scène.
Le
baron comprit le drame qui venait de se dérouler. Il tomba à genoux
devant les corps enlacés et leva les mains au ciel, armé de son
épée qu'il voulait vengeresse. Il prononça un juron effroyable, un
cri déchirant de haine et de rage, un long hurlement qui ne
différait guère de celui de la bête criminelle.
Surpris
en cette posture par un éclair qui frappa son épée dressée, il
fut littéralement enveloppé de flammes. Jamais on ne vit plus
terrible châtiment divin : le corps du Baron disparut. Il
n'était plus qu'un vilain tas de cendres et de vêtements
carbonisés. Les hommes de son escorte se signèrent, voyant dans son
trépas la marque du malin, et portèrent la légende à travers tous
le pays.
L'âme
du Baron de Péronville avait rejoint Satan : nul n'en doutait
ici. Pour continuer de torturer le pauvre monde, deux fois par
siècle, tous les cinquante ans, dans la région d'Orléans,
surgissait une bête hideuse et féroce qui venait tourmenter les
braves gens. Elle réclamait son lot de chair fraîche avant de
disparaître mystérieusement. Elle prit le nom de la bête
d'Orléans ; elle était sans doute l'âme damnée du maudit
baron de Péronville.
Bestialement
sien.
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