Récit
de la grande guerre.
Il
est des endroits qui portent en eux la magie et le mystère. J’ai
eu le privilège de passer quelques jours dans une vieille et belle
bâtisse construite en 1880, de cette pierre grise qui semble
indestructible, couverte de lauzes pour se fondre dans le
paysage. Tout en bas, dans la vallée, courent la Dordogne et le
souvenir de ses mariniers d’antan. Près de la maison, une étable
magnifique à la charpente plus somptueuse encore qu’elle ferait
les délices de n’importe quelle troupe de théâtre, offrant une
salle de spectacle exceptionnelle. Plus loin, quatre porcheries
toutes identiques, belles à n’en point croire qu’en ce lieu
vivaient autrefois des cochons mieux traités que certains humains
d’aujourd’hui. L’architecture des porcheries n’a rien à
envier au reste, faisant de cette ferme, un modèle d’esthétique
que vient compléter une petite chapelle.
Je
ne fus pas surpris qu’ici on me confie une histoire qu’il ne me
restait plus qu’à mettre en mots. Celle qui me l’a confiée
était encore remplie de cette émotion qui la submergea une année
durant, lorsqu’il lui advint l’aventure que je vais m’efforcer
de vous restituer avec la gravité et l’émotion qui émanait de
cette femme. Prenez donc la peine de me suivre dans l’incroyable
aventure de Cyprien et Roger.
Nous
sommes en 1915, Cyprien est un fermier opulent, propriétaire de
cette ferme dont j’ai essayé de brosser le tableau. Il y règne
une grande activité et pourtant le maître de l’endroit doit à
son tour partir pour ce conflit qui fait rage dans le Nord du pays.
Il laisse là une fille, Noémie de 9 ans et son très jeune fils
Roger, son épouse et un domestique. Il pense revenir bientôt et se
promet de suivre à distance les travaux de la ferme et des champs.
Nous
sommes bien des années plus tard. Cyprien n’est jamais revenu.
Roger a grandi dans l’absence de ce père qu’il chérissait tant.
Il s’en est fait une image magnifiée, une statue qui n’avait pas
besoin d’être sculptée pour hanter ses pensées. Lui aussi vivait
dans la ferme, le progrès y avait apporté quelques conforts et
facilités mais rien finalement n’avait changé depuis le départ
de Cyprien.
Rien
? Non, pas tout à fait. Le temps des vivants avait fait son œuvre
et le petit garçon qui avait accompagné le départ de son père en
le suivant jusqu’à la Dordogne, Roger est devenu un vieillard, un
homme usé par les travaux et la fuite inexorable du temps. Il est
faible, alité et attend son dernier souffle avec toute cette
lucidité qui ne l’a jamais quitté.
Nous
sommes en Décembre, Monique, une de ses petites filles qui vit
désormais à la ville, rend visite régulièrement à ce grand-père
qu’elle chérit. Dans leurs conversations, revient parfois
l’évocation du père soldat. Monique s’aperçoit qu’il y a
chez son grand-père un manque cruel, elle en parle autour d’elle
et découvre qu’il existe une correspondance entre Cyprien et son
épouse que sa grand-tante a gardé pour elle sans jamais l’évoquer.
Monique
s’empresse de la réclamer. On exhume d’une armoire une boîte à
chaussures contenant une impressionnante collection de lettres
s’étalant sur quatre années de guerre. Cyprien de là où il
était se souciait davantage de sa ferme
et des siens que de sa propre existence. Toutes ses pensées allaient
vers le rythme des saisons, le temps qu’il faisait , les travaux à
faire, le soin aux animaux et bien-sûr pour avoir des nouvelles des
siens.
Monique
connaissant son grand-père, son attachement indéfectible à sa
ferme et à la nature, décide de classer les lettres non pas dans
l’ordre chronologique mais par mois. Nous sommes en décembre et
c’est donc par toutes les lettres de ce mois-là qu’elle débutera
ses lectures au chevet du malade. Elle va lui offrir un éphéméride
du temps jadis, de ces quatre longues années à espérer le retour
de Cyprien.
Roger
écoute, Roger sourit. Roger va mieux depuis que sa petite fille fait
revivre dans sa mémoire ce temps lointain. En suivant les
commentaires du père, il revoit les travaux, l’hiver 16 qui fut si
terrible, la neige dans la ferme, les bêtes calfeutrées. Il
apprécie les conseils que donne celui qui est si loin, il voit
combien il a toujours eu le souci de leur devenir.
Les
mois passent. La lecture est devenue une thérapie pour ce très
vieux monsieur dont la vie est si fragile. Monique a le sentiment que
son grand-père a différé le grand voyage pour aller jusqu’au
bout de ce récit. Elle est heureuse tout autant qu’inquiète de ne
pas achever son entreprise. Elle lit chaque jour, une lettre rien
qu’une lettre pour entretenir cette flamme qui vacille.
Nous
sommes au printemps. L’espoir est revenu. Roger se porte mieux. La
lecture quotidienne lui a redonné le moral et un peu de vigueur. Les
bêtes vont aux pâtures, les foins s’annoncent prometteurs. La vie
renaît après ces quatre long hivers. Cyprien n’épargne aucun
conseil, fixe à distance des projets, donne des conseils et parfois
des ordres sur le bon fonctionnement de son exploitation dont il
demeure en dépit des circonstances, le maître.
L’été
arrive. Les moissons ne sont pas toutes bonnes, qu’importe. La vie
est belle en bord de Dordogne en dépit des deuils, des terribles
nouvelles qui viennent du front et que Cyprien évite soigneusement.
Il ne se préoccupe que du temps qui fait et des travaux des champs.
Roger suit avec ferveur les évolutions, les tracas, les soucis et
les bonnes affaires dont il a été le témoin et parfois l’acteur
lorsqu’il était enfant.
L’automne
apporte son lot d’inquiétudes et de froideur. Cyprien conseille
cependant quelques coins à champignons, précise quand il convient
de rentrer les vaches. Il réclame le passage du maréchal ferrant.
Roger est attentif, la lecture de chaque lettre est pour lui un
bonheur incomparable. Il tient le coup, il attend la suite en dépit
de sa faiblesse et de son grand âge.
Monique
redoute le mois de novembre, la froideur des temps, les nuages qui
s’amoncellent en dépit de cet armistice est survient le 11
novembre 1918. Depuis longtemps déjà Cyprien est prisonnier de
guerre, une bonne nouvelle qui le met à l’abri des balles et des
obus. Il vit la victoire dans le camp des perdants. Il ne parle que
de son prochain retour. Roger lui aussi s’assombrit. Il sait la
suite, la craint mais veut l’entendre même si ses forces, de
nouveau, diminuent dangereusement..
Nous
sommes le 28 novembre, c’est la dernière lettre. Elle n’est pas
de Cyprien mais de la mère supérieure d’un centre de soins
quelque part en Belgique. Cyprien a été libéré, il s’est mis en
marche pour revenir parmi les siens. C’est alors que la grippe
espagnole l'a fauché, sournoisement, insidieusement après qu’il
eut échappé à tant de périls. Il meurt dans un lit de draps
blancs, confort dérisoire, consolation absurde pour les siens qui ne
reverront jamais son corps.
Cette
dernière lettre est émouvante. Monique a la gorge serrée. Elle se
met à penser qu’elle va dès demain reprendre le rythme des
saisons, recommencer cette lecture en redonnant vie à Cyprien. Dans
les yeux de Roger, elle perçoit une incroyable sérénité, une paix
intérieure qui ne lui échappe pas. Le vieillard sourit, il est
littéralement aux anges.
Monique
n’est pas surprise quand le lendemain on lui annonce le décès de
son grand-père. Roger avait rejoint Cyprien, unis à jamais dans une
concordance des temps que la dame avait souhaitée sans se rendre
bien compte de ce qu’elle impliquait. Elle n’avait aucun regret,
elle avait offert la plus belle année qui soit à son cher
grand-père.
Les
années ont passé. Monique m’a confié le récit de cette lecture
inoubliable. J’étais moi aussi ému, souhaitant que ce récit soit
partagé. Voilà qui est fait. Le brouillard tombe sur la Dordogne,
les beaux bâtiments s’effacent. Je suis sur mon ordinateur à
glisser ses quelques mots, parcelle d’une éternité pour Cyprien
et Roger.
Mémoriellement
leur.
Beaucoup d'émotion.
RépondreSupprimerClaude
RépondreSupprimerje l'espère bien