vendredi 10 novembre 2017

L’éphéméride du père disparu.



Récit de la grande guerre.



Il est des endroits qui portent en eux la magie et le mystère. J’ai eu le privilège de passer quelques jours dans une vieille et belle bâtisse construite en 1880, de cette pierre grise qui semble indestructible, couverte de lauzes pour se fondre dans le paysage. Tout en bas, dans la vallée, courent la Dordogne et le souvenir de ses mariniers d’antan. Près de la maison, une étable magnifique à la charpente plus somptueuse encore qu’elle ferait les délices de n’importe quelle troupe de théâtre, offrant une salle de spectacle exceptionnelle. Plus loin, quatre porcheries toutes identiques, belles à n’en point croire qu’en ce lieu vivaient autrefois des cochons mieux traités que certains humains d’aujourd’hui. L’architecture des porcheries n’a rien à envier au reste, faisant de cette ferme, un modèle d’esthétique que vient compléter une petite chapelle.

Je ne fus pas surpris qu’ici on me confie une histoire qu’il ne me restait plus qu’à mettre en mots. Celle qui me l’a confiée était encore remplie de cette émotion qui la submergea une année durant, lorsqu’il lui advint l’aventure que je vais m’efforcer de vous restituer avec la gravité et l’émotion qui émanait de cette femme. Prenez donc la peine de me suivre dans l’incroyable aventure de Cyprien et Roger.

Nous sommes en 1915, Cyprien est un fermier opulent, propriétaire de cette ferme dont j’ai essayé de brosser le tableau. Il y règne une grande activité et pourtant le maître de l’endroit doit à son tour partir pour ce conflit qui fait rage dans le Nord du pays. Il laisse là une fille, Noémie de 9 ans et son très jeune fils Roger, son épouse et un domestique. Il pense revenir bientôt et se promet de suivre à distance les travaux de la ferme et des champs.

Nous sommes bien des années plus tard. Cyprien n’est jamais revenu. Roger a grandi dans l’absence de ce père qu’il chérissait tant. Il s’en est fait une image magnifiée, une statue qui n’avait pas besoin d’être sculptée pour hanter ses pensées. Lui aussi vivait dans la ferme, le progrès y avait apporté quelques conforts et facilités mais rien finalement n’avait changé depuis le départ de Cyprien.

Rien ? Non, pas tout à fait. Le temps des vivants avait fait son œuvre et le petit garçon qui avait accompagné le départ de son père en le suivant jusqu’à la Dordogne, Roger est devenu un vieillard, un homme usé par les travaux et la fuite inexorable du temps. Il est faible, alité et attend son dernier souffle avec toute cette lucidité qui ne l’a jamais quitté.

Nous sommes en Décembre, Monique, une de ses petites filles qui vit désormais à la ville, rend visite régulièrement à ce grand-père qu’elle chérit. Dans leurs conversations, revient parfois l’évocation du père soldat. Monique s’aperçoit qu’il y a chez son grand-père un manque cruel, elle en parle autour d’elle et découvre qu’il existe une correspondance entre Cyprien et son épouse que sa grand-tante a gardé pour elle sans jamais l’évoquer.

Monique s’empresse de la réclamer. On exhume d’une armoire une boîte à chaussures contenant une impressionnante collection de lettres s’étalant sur quatre années de guerre. Cyprien de là où il était se souciait davantage de sa ferme et des siens que de sa propre existence. Toutes ses pensées allaient vers le rythme des saisons, le temps qu’il faisait , les travaux à faire, le soin aux animaux et bien-sûr pour avoir des nouvelles des siens.

Monique connaissant son grand-père, son attachement indéfectible à sa ferme et à la nature, décide de classer les lettres non pas dans l’ordre chronologique mais par mois. Nous sommes en décembre et c’est donc par toutes les lettres de ce mois-là qu’elle débutera ses lectures au chevet du malade. Elle va lui offrir un éphéméride du temps jadis, de ces quatre longues années à espérer le retour de Cyprien.

Roger écoute, Roger sourit. Roger va mieux depuis que sa petite fille fait revivre dans sa mémoire ce temps lointain. En suivant les commentaires du père, il revoit les travaux, l’hiver 16 qui fut si terrible, la neige dans la ferme, les bêtes calfeutrées. Il apprécie les conseils que donne celui qui est si loin, il voit combien il a toujours eu le souci de leur devenir.

Les mois passent. La lecture est devenue une thérapie pour ce très vieux monsieur dont la vie est si fragile. Monique a le sentiment que son grand-père a différé le grand voyage pour aller jusqu’au bout de ce récit. Elle est heureuse tout autant qu’inquiète de ne pas achever son entreprise. Elle lit chaque jour, une lettre rien qu’une lettre pour entretenir cette flamme qui vacille.

Nous sommes au printemps. L’espoir est revenu. Roger se porte mieux. La lecture quotidienne lui a redonné le moral et un peu de vigueur. Les bêtes vont aux pâtures, les foins s’annoncent prometteurs. La vie renaît après ces quatre long hivers. Cyprien n’épargne aucun conseil, fixe à distance des projets, donne des conseils et parfois des ordres sur le bon fonctionnement de son exploitation dont il demeure en dépit des circonstances, le maître.

L’été arrive. Les moissons ne sont pas toutes bonnes, qu’importe. La vie est belle en bord de Dordogne en dépit des deuils, des terribles nouvelles qui viennent du front et que Cyprien évite soigneusement. Il ne se préoccupe que du temps qui fait et des travaux des champs. Roger suit avec ferveur les évolutions, les tracas, les soucis et les bonnes affaires dont il a été le témoin et parfois l’acteur lorsqu’il était enfant.

L’automne apporte son lot d’inquiétudes et de froideur. Cyprien conseille cependant quelques coins à champignons, précise quand il convient de rentrer les vaches. Il réclame le passage du maréchal ferrant. Roger est attentif, la lecture de chaque lettre est pour lui un bonheur incomparable. Il tient le coup, il attend la suite en dépit de sa faiblesse et de son grand âge.

Monique redoute le mois de novembre, la froideur des temps, les nuages qui s’amoncellent en dépit de cet armistice est survient le 11 novembre 1918. Depuis longtemps déjà Cyprien est prisonnier de guerre, une bonne nouvelle qui le met à l’abri des balles et des obus. Il vit la victoire dans le camp des perdants. Il ne parle que de son prochain retour. Roger lui aussi s’assombrit. Il sait la suite, la craint mais veut l’entendre même si ses forces, de nouveau, diminuent dangereusement..

Nous sommes le 28 novembre, c’est la dernière lettre. Elle n’est pas de Cyprien mais de la mère supérieure d’un centre de soins quelque part en Belgique. Cyprien a été libéré, il s’est mis en marche pour revenir parmi les siens. C’est alors que la grippe espagnole l'a fauché, sournoisement, insidieusement après qu’il eut échappé à tant de périls. Il meurt dans un lit de draps blancs, confort dérisoire, consolation absurde pour les siens qui ne reverront jamais son corps.

Cette dernière lettre est émouvante. Monique a la gorge serrée. Elle se met à penser qu’elle va dès demain reprendre le rythme des saisons, recommencer cette lecture en redonnant vie à Cyprien. Dans les yeux de Roger, elle perçoit une incroyable sérénité, une paix intérieure qui ne lui échappe pas. Le vieillard sourit, il est littéralement aux anges.

Monique n’est pas surprise quand le lendemain on lui annonce le décès de son grand-père. Roger avait rejoint Cyprien, unis à jamais dans une concordance des temps que la dame avait souhaitée sans se rendre bien compte de ce qu’elle impliquait. Elle n’avait aucun regret, elle avait offert la plus belle année qui soit à son cher grand-père.

Les années ont passé. Monique m’a confié le récit de cette lecture inoubliable. J’étais moi aussi ému, souhaitant que ce récit soit partagé. Voilà qui est fait. Le brouillard tombe sur la Dordogne, les beaux bâtiments s’effacent. Je suis sur mon ordinateur à glisser ses quelques mots, parcelle d’une éternité pour Cyprien et Roger.

Mémoriellement leur.

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