À
l'enfant à paraître
Il
est des rencontres qui interpellent, vous laissent pantois et ne
cessent ensuite de vous hanter. Celle que je vais vous conter est de
celles-ci. J'allais à l'aventure dans une caverne d'Ali Baba, un
endroit merveilleux, peuplé de vieux livres et habité par un
conteur à l'accent chantant, un être rare et enchanteur.
Passer
quelques heures chez un bouquiniste est déjà une formidable plongée
dans l'histoire et la fiction, l'imaginaire et le réel. Chacun vient
y chercher sa perle, sa rose ou bien un souvenir d'enfance. Les vieux
livres semblent émettre des ondes, nous parler et nous inviter à
leur redonner vie. « Aux Baux livres » est de ces
endroits qui vous prennent ainsi par le cœur.
Alors
que nous devisions tranquillement, que nous évoquions l'étrange
alchimie du conte, un vieil homme pénétra dans la boutique. Il nous
laissa discuter, prétendant ne rien chercher de particulier. Il
voulait simplement se laisser porter par le hasard ou sa bonne
fortune. Nous laissâmes l'homme à sa recherche silencieuse tout en
continuant à palabrer.
Mon
ami montalbanais me disait alors que, pour lui, un conte c'est un
grand cercle que l'on va parcourir. Il faut accomplir la boucle,
laisser se dévider l'histoire en offrant à chaque personnage, sa
chance et sa réalité. L'écheveau du récit se poursuit jusqu'à ce
qu'une fracture se produise : un évènement qui vient rompre le
bel ordonnancement des choses.
C'est
la part du mystérieux, de la magie, du fantastique qui surgit et
provoque la faille dans laquelle va s'engouffrer le conteur. Soudain,
tout bascule, tout se dilue dans le récit qui perd alors pied avec
le réel. Il n'est pas question d'expliquer, de rationaliser, de
justifier. Il suffit de se laisser porter par une autre logique et de
suivre cette route qui n'a jamais été empruntée.
Le
cercle s'achèvera alors par une pirouette, une intervention
surnaturelle, un merveilleux artifice pour retourner au point de
départ avec une infime distorsion, un changement imperceptible qui,
pourtant, apporte tout son sel désormais à la situation initiale.
Le tour sera joué : le lecteur aura son content de surprises et
la boîte à malice pourra se refermer …
J'étais
admiratif devant cette définition quand le client silencieux se
rapprocha de nous. « S'il vous plaît, auriez-vous des choses
rares sur Saint-Exupéry ? » Il semblait surgir d'ailleurs ! Il
y avait dans sa voix quelque chose de l'enfance que renforçait un
sourire malicieux. Le bouquiniste sortit ce qu'il avait en magasin.
L'homme lui dit « J'ai déjà tout ça. Je cherche quelque
chose que je n'ai pas, quelque chose de rare ou bien de précieux … »
Nous
étions captivés par sa douceur. Mon ami réfléchit et lui déclara
qu'il savait où trouver un exemplaire du Petit Prince dans l'édition
originale de 1943, dédicacé par Antoine de Saint-Exupéry. L'homme
eut un grand sourire et se fendit de cette réponse surprenante : «
Ça aussi je l'ai déjà. La dédicace de Saint-Ex m'est
personnellement adressée. »
Nous
restions bouche bée. Quel âge pouvait bien avoir ce vieil homme
pour avoir rencontré de son vivant l'auteur du Petit Prince ? Ne
nous menait-il pas en bateau ? Nous voulions savoir le fin mot de
cette histoire incroyable. L'homme comprit que nous étions
dubitatifs. Il prit alors la parole comme un conteur qui nous offre
son histoire …
« Je
devine que vous ne me croyez pas et pourtant la chose est exacte. Je
n'ai jamais rencontré Antoine de Saint- Exupéry et pourtant c'est
bien à moi que fut destinée cette étrange dédicace. Je vous dois
quelques explications. Mon père était mécanicien d'avion. Il avait
la lourde responsabilité d'entretenir l'engin que pilotait notre
aviateur-écrivain.
Saint-Exupéry
n'avait d'ailleurs ni la corpulence ni le physique pour être pilote
de guerre. Mon père devait à chaque fois remplir la réserve
d'oxygène dans son cockpit. Les autres pilotes n'en avaient jamais
besoin, lui toujours. Ils avaient établi une relation de confiance
et d'amitié. Je ne sais si ce fut au départ de son ultime voyage ou
bien peu avant mais mon père annonça à son pilote sa joie
d'attendre un enfant. Il venait d'apprendre la nouvelle …
Saint-Exupéry
lui demanda de l'attendre. Il alla chercher quelque chose dans ses
affaires. Il revint avec un livre à la main. Vous avez compris que
c'était : « Le Petit Prince ! » Il prit un crayon
et écrivit alors cette étrange dédicace, fruit d'un lapsus
étonnant : « À l'enfant à paraître, un Petit Prince qui,
je l'espère, ouvrira les yeux sur un monde à nouveau en paix ! »
Mon
père reçut ce présent. Savait-il que son ami pilote était un
immense écrivain ? Je ne le lui ai jamais demandé. Saint-Exupéry
décolla et ne revint jamais. Mon père eut une belle carrière dans
l'aéronautique et moi, je suis devenu par la force de ce baptême
littéraire à nul autre pareil, un passionné et un collectionneur
de l'œuvre de celui que je n'ai jamais connu mais qui a pensé à
moi avant de mourir ... »
Nous
étions comme deux enfants, émerveillés d'un récit qui tenait lieu
pour nous de conte de fée. Nous venions de trouver une autre faille
dans le cercle du récit. Nous nous y engouffrions sans même penser
à demander le nom de ce visiteur qui partit aussi discrètement
qu'il était entré. La magie s'offre toujours à ceux qui sont
disposés à lui faire une petite place. Nous venions d'être
comblés.
Princement
sien.
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