Un
client insupportable
Il
était une fois un homme réputé pour son esprit pratique, son sens
de l’observation et son incessante envie de parfaire les choses,
d’en améliorer le fonctionnement tout autant que l’usage. Il
était apprécié de tous dans la mesure où il avait toujours un
conseil utile à donner, une remarque pertinente qui permettait
ensuite de gagner du temps et d'économiser force dans bien des
situations. Il s’appelait Gwendal et c’est lui que cette nuit là,
l’Ankou venait quérir.
C’est
un homme très grand et très maigre qui s’approche de Gwendal,
d’un pas pesant qui fait trembler le sol. Il a les cheveux très
longs, d’un blanc flamboyant. Sa figure est dissimulée par un
large chapeau de feutre noir. Notre ami ne s’y est pas trompé, il
a reconnu celui dont le nom est le savant mélange
entre L’Anken, le chagrin et L’Ankoum, l’oubli. Il n’est
autre que le valet de la mort, celui qui vient chercher les défunts
sur son Karrig an Ankou, le char de la mort.
Gwendal,
jeune encore, ne recule pas devant cette funeste perspective. Il
aborde avec dignité le moment que tout le monde redoute. Il ne se
départit pas de sa nature joviale et pratique, salue son visiteur,
lui offre une pomme qui reste en travers de la gorge de son vis à
vis tout en lui faisant bonne figure. Plus même, il monte sur son
char grinçant en lui proposant de graisser l’essieu, ce qu’il
fait dans l’instant car il a toujours sa mallette à outils sur
lui.
L’Ankou
semble fort surpris de ce curieux personnage qui n’est pas paralysé
à sa vue. Il le laisse faire, attrapé qu’il est par ce
comportement qui sort de l’ordinaire. Plus encore, son client
entame la conversation comme si de rien n’était. Il fait remarquer
à l’Ankou que sa faux dont le tranchant est tourné vers
l’extérieur mériterait un petit coup de pierre et s’emploie
dans l’instant à affûter l’outil. L’autre n’en revient pas
!
Gwendal
poursuit l’inspection du char. Il trouve que les harnais sont secs
et mériteraient un peu de graisse. Il s’exécute dans l’instant
au grand dépit du passeur qui trouve décidément que ce défunt-là
en fait un peu trop. Bientôt le Karrig an Ankou devient un char
rutilant et silencieux. Le temps du voyage jusqu’à la rivière, le
client a tout revisité pour en améliorer le fonctionnement.
Il
prend des envies de meurtre à l’Ankou quoiqu’il ait face à
lui, un lascar déjà passé de vie à trépas. Il manque de
considération pour sa personne et plus encore pour la fonction qui
est la sienne. Il devrait normalement provoquer effroi et stupeur et
voilà un drôle de paroissien qui non seulement ne tremble pas mais
s’active à lui rendre service, lui qui n’a strictement rien
demandé.
Le
char s’arrête alors devant la berge, là où les attend le Bag
Noz, le bateau de la nuit, celui qui mène sur l’autre rive. À la
manœuvre : le plus jeune trépassé de l’ année, c’est un
gamin que Gwendal a reconnu immédiatement. Il va lui donner une
poignée de main vigoureuse et lui conseille immédiatement de
resserrer les drisses et d’étarquer la voile, car une petite bise
glaciale vient du nord.
L’Ankou
et son capitaine n’en reviennent pas. La traversée s’annonce
délicate avec un tel passager. Non seulement il n’arrête pas de
parler mais qui plus est, ne cesse de donner des conseils sur la
manœuvre, sur le chemin à prendre ou bien encore sur la manière de
prendre au mieux le vent. Le capitaine en perd son flegme, l’Ankou
son sang-froid. Décidément ce mort-là leur chauffe les oreilles.
Au
milieu de la rivière, Gwendal sort un rabot. Une bordée mérite
selon lui un petit coup de ponçage. Puis ce sont quelques clous qui
sont soigneusement renfoncés avant qu’il ne se lance dans la
réfection d’une épissure. C’en est vraiment trop. Ce mort est
infréquentable et vous damnerait si ce n’était déjà fait !
L’Ankou est au bord de la crise de nerfs quand son capitaine,
quelque peu désorienté par la tournure de la traversée, vire de
cap et retourne sur la berge d’où ils étaient partis.
Cette
fois, la mesure est dépassée. Voilà que ce défunt qui ne respecte
rien vient troubler les ténèbres. L’Ankou est pris de rage et
d’un virulent coup de pied au derrière renvoie le maudit bricoleur
sur la terre ferme, se jurant de le laisser à jamais dans le
territoire des vivants. C’est ainsi que Gwendal est revenu d’entre
les morts. Mais ne comptez pas sur lui pour vous narrer son aventure,
il avait tant à faire pour remettre tout au niveau sur le Karrig an
Ankou puis sur le Bag Noz qu’il n’avait pas remarqué que sa
dernière heure était avenue.
De
cette histoire il n’est qu’une chose à retenir ; au moment de
passer de vie à trépas, si vous avez quelque chose de mieux à
faire, de plus utile, de plus agréable pour vous ou pour vos
proches, surtout il ne faut pas vous en priver. C’est ainsi que
Gwendal continue de courir la Lande bretonne, toujours avec sa
trousse à outils et sa bonne humeur. Si vous tombez en rade, il
n’hésitera pas à vous donner un coup de mains pour vous sortir le
pied de la tombe.
Avallonement
sien.
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