Une
histoire à danser debout.
Il
était une fois, à deux pas de l'église de Recouvrance, une rue au
nom si joli que j'espère que personne n'aura jamais l'idée
saugrenue de la débaptiser au profit du patronyme d'un orgueilleux
ou d'un important. Nul ne sait pourquoi elle porte ce nom qui pousse
à la rêverie et chacun se prend de l'envie d'inventer une fable
pour expliquer son histoire.
La
rue de la chèvre qui danse viendrait, si l'on en croit les gens
savants et un peu trop sérieux, d'une enseigne d'autrefois, choisie
par un habitant pour se démarquer de ses voisins. L'invention et
l'originalité étaient alors les meilleures manières de se
distinguer en une époque où les adresses demeuraient incertaines.
D'autres
aiment à penser que, dans ce quartier marinier, il ait pu y avoir
un cabaret pour que guinchent les hommes, partis loin de chez eux,
avec des dames qui n'étaient pas toutes farouches. Comme à deux pas
de là, il y avait une maison à la lanterne rouge des dames de Bon
Secours, nous pouvons imager bien des choses … Pourtant, la dame
qui vend ses charmes n'est pas habituellement affublée de la
métaphore caprine. L'explication tourne à la queue de poisson.
N'ayant
pas d'histoire officielle, je ne vois aucune raison de ne pas en
inventer une, à ma manière. Il se peut qu'elle soit un peu tirée
par la barbichette ; c'est là le risque avec notre belle
anglo-nubienne, d'autant qu'à deux coups de cornes, se trouve la rue
des Anglaises … Ne voulant pas en faire tout un fromage, je me
lance sans plus attendre dans une aventure pour laquelle, jusque-là,
je n'ai absolument aucune idée précise ….
Il
était une fois une chèvre qui broutait sur les terrains au-delà
des remparts. La demoiselle avait l'humeur chagrine et aimait à
donner de la corne à qui venait l'importuner quand elle broutait.
Personne pourtant ne lui faisait grief de ce petit défaut car la
belle avait une autre qualité qui avait fait d'elle, la mascotte du
port de Recouvrance.
C'était
une époque durant laquelle arrivaient en ce port bien des bateaux de
transport qu'on nommait alors des chalands. Parmi les marchandises
qui transitaient à Orléans avant de partir à Paris, il y avait le
précieux blé. La ville avait été, dès l'époque gauloise, une
plaque tournante de ce commerce et, c'est parce que des négociants
romains avaient été trucidés par des rebelles, que Jules, en
personne, était venu brûler la ville en 56 avant JC.
De
tout cela, notre chèvre ne savait rien. On ne peut le lui
reprocher : elle avait fort à faire à brouter chaque jour ses
dix kilos d'herbes quand la saison était favorable. Ensuite, il lui
fallait ruminer et user de ses quatre estomacs. Il y avait de quoi
passer honorablement ses journées. Pourtant, elle ne supportait
guère la monotonie de sa vie de chèvre …
Elle
n'était pas comme la Blanquette de la fable : elle ne
s'imaginait pas qu'ailleurs l'herbe est plus verte. Là n'était pas
sa fantaisie de demoiselle. Ce qui la rendait chèvre plus encore
qu'elle ne l'était déjà, c'était l'arrivée sur le quai de
chalands. Si ces derniers étaient chargés de blé, la belle
gambadait sur le pierré pour recevoir de ses amis mariniers quelques
poignées de céréales : une gourmandise pour elle. Elle
béguetait alors d'une voix chevrotante, si particulière, qu'il y
avait toujours une main compatissante pour la satisfaire.
C'est
à l'époque des pommes qu'elle acquit la réputation qui la fit
entrer dans l'Histoire. Les premières arrivaient de Montjean, puis
passaient par notre val de Loire pour s'en aller par le canal jusqu'à
la capitale. Notre chèvre était folle de ce fruit ; elle ne
pouvait résister à l'appel d'une gourmandise qui lui faisait perdre
la tête.
Comment
faisait-elle pour reconnaître le chargement ou bien les chalands
spécialisés dans ce fret ? On se perd en conjectures et là n'est
pas l'essentiel. C'est ce qu'elle faisait alors qu'il faut vous
raconter et qui justifie la gloire posthume qui est sienne. Les
chalands vous dis-je, ne s'arrêtaient pas quai de Recouvrance, c'est
jusqu'à Combleux qu'ils allaient afin d'emprunter le canal
d'Orléans.
La
chèvre le savait et prenait son élan en une course folle pour, d'un
bond magnifique, passer du quai au pont. Les mariniers n'ignoraient
rien de la folie de l'animal et prenaient un malin plaisir à passer
le plus près possible du bord afin qu'elle arrive à ses fins.
C'était ainsi : chacun en aval d'Orléans connaissait la
demoiselle et son étrange fantaisie.
Elles
mangeait quelques pommes, se rassasiait bien vite car elle avait la
prescience du risque d'acidose qui menaçait. Ce n'est pas en
agissant de la sorte qu'elle entra dans la légende et rien ne serait
arrivé sans un comportement douteux des bateliers. Le bruit avait
circulé que la chèvre aimait à se piquer le nez. Il y avait
toujours un lascar pour lui offrir un seau d'eau largement mouillé
de vin.
Au
passage de l'écluse à Combleux, les mariniers remettaient notre
chèvre sur le chemin de halage. Le vin avait alors fait son effet et
la belle rentrait jusqu'à chez elle en allant de manière
inconsidérée, à hue et à dia. Elle tanguait, elle hésitait,
comme une fermière qui s'en revient du marché.
Le
spectacle était connu de tous. Chacun l'avait repérée sur le
chaland de pommes et la nouvelle circulait pour prévenir les curieux
du retour prochain de la chèvre qui danse. C'était, avouons-le,
divertissement bien innocent. Et comme il y a un bon dieu pour les
ivrognes, qu'ils soient humains ou bien caprins, jamais la petite
chèvre ne tomba dans la Loire durant ces longs et si chaloupés
retours chez elle.
Elle
vécut jusqu'à l'âge canonique, pour ceux de sa race, de 33 ans ;
preuve s'il était encore besoin de la fournir, que le vin de Loire
est excellent pour la santé. Sur ses vieux jours, les mariniers
compatissants, tendaient une passerelle pour la prendre à bord. Il
se dit aussi qu'ils mettaient de moins en moins de vin dans son eau ;
chacun craignant d'accélérer son trépas.
Il
n'empêche ; elle rentrait toujours aussi pompette :
l'effet placebo sans doute. Quand elle quitta cette vallée de
larmes, elle fut regrettée et bien vite, la rue où vivait sa
propriétaire, fut baptisée en souvenir de la chèvre qui danse.
Voilà l'histoire véridique de cette rue d'Orléans ; à ceux
qui s'aventureraient à ne pas croire mon histoire, je n'aurais qu'
à répondre seulement : « in vino veritas ! »
Caprinement
sien
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