Le
poids de la solitude.
Il
était une fois un vieil homme, un très vieux marinier qui avait,
depuis de nombreuses années, abandonné la vie trépidante des gars
qui vont sur l’eau. L’homme avait le dos courbé, il lui manquait
un doigt dans chaque main : un souvenir lointain des terribles
arrançoirs et du grand bâton qui se brise dans la main. Il était
usé par cette vie au grand air qui l’avait vieilli plus que
nécessaire.
Il
allait péniblement sur le chemin qui, chaque jour, le conduisait de
sa petite maison des bords de Loire jusqu’à l’auberge en lisière
de village. Il y retrouvait ses compagnons d’infortune, buvait une
chopine puis faisait une partie de luette. Ensuite, il rentrait chez
lui, le pas plus lourd encore pour une longue journée de solitude.
Il
redoutait ce jour où ses jambes noueuses ne lui permettraient plus
de jouir de ce dernier plaisir qu'il lui restait. Il ne pouvait plus
pêcher : ses rhumatismes lui interdisant de venir au bord de la
rivière ; il n’avait plus la force de faire son jardin. Il
survivait parce que des voisins compatissants, chaque jour, lui
portaient une boule de pain et un bol de soupe.
La
vie était devenue triste pour cet ancien lascar qui aimait à courir
le guilledou. C’était un passé lointain ; aujourd’hui, sa
vie n’était faite que d’attente et d’ennui. Heureusement pour
lui, il y avait sur la levée un banc où il s’asseyait pour
regarder interminablement la rivière couler, toujours différente,
jamais baignée par la même couleur. Il ne s’en lassait pas. C’est
la Loire qui le maintenait en vie, lui donnait la force d’aller
plus loin encore dans cette déjà longue existence.
Ce
jour-là, notre vieillard avait le pas plus lourd encore qu’à
l'accoutumée. Il allait traînant, s’appuyant lourdement sur son
bâton de marche quand, sur le sentier, un bruit l’interpella. Il
avait l’oreille dure : il se retourna cherchant d’où
pouvait venir ce qu’il avait pris pour un appel ténu. Il ne vit
personne : il avait sans doute rêvé. Il allait repartir quand,
à nouveau, il crut entendre un appel au secours … Cette fois, il
en était certain : quelqu’un l’appelait.
Il
se pencha et entendit plus distinctement : « Et monsieur, mon
brave homme, venez donc à mon secours ! J’ai grand besoin de
votre aide ! ». Le vieux se pencha ; la voix sortait de ce
fourré, il en était certain maintenant. Il fouilla avec son bâton,
pensant trouver un corps étendu dans la boucheture.
Que
nenni. Il vit sortir des hautes herbes un petit campagnol qui
parlait. Non , il ne rêvait pas : c’était le petit rongeur
qui s’adressait à lui de manière suppliante : « Je suis une
jeune et charmante bergère. J’ai croisé la route d’une méchante
sorcière qui m’a jeté un sort. Embrassez-moi mon bon ami et je
redeviendrai cette belle jeune fille qui sera alors votre compagne
pour le reste de votre vie ! »
Le
vieillard se frotta les yeux, se pinça et dut se rendre à
l’évidence : il était bien en présence d’un étrange
maléfice. Que devait-il faire ? En se penchant plus encore, il prit
le petit animal dans sa main au prix d’un effort douloureux. Il
l'approcha de sa bonne oreille pour mieux entendre cette voix
délicate qui le charmait déjà.
« Noble
ancien, je suis la bergère du bois joli. J’ai dérangé, un soir
de Sabbat, les sorcières de la Fontaine et pour ma peine, la plus
méchante d’entre elles m’a jeté un sort. Me voilà petit
campagnol jusqu’à ce qu’un chat me dévore ou bien qu'un
gentil homme m’embrasse. Vous êtes celui-là et je serai vôtre
si vous me délivrez de ce maléfice ! »
L’homme
sourit. Il avait cette fois entendu. Il avait pris la seule décision
qui lui semblait convenable. Il enfourna le petit rongeur dans le
creux de la grande poche de son pantalon de velours et reprit son
chemin pour aller jusqu’à sa demeure, la bergère bien au chaud.
Celle-ci semblait s’impatienter. Elle s’agitait dans le pantalon
du bonhomme, hurlant plus fort encore « Un baiser mon bon
prince et je suis à vous ! »
Sur
le chemin, l’homme marmonnait. Il tenait conciliabule avec
lui-même. « Quelle aubaine ! C’est au soir de ma vie que je
tombe sur cette merveille. Que faire ? Lui rendre son apparence et
avoir tous les jeunes loups du quartier qui viendront tourner autour
de ma maison et prendre le risque de me la faire voler à la première
occasion ? L’embrasser et ne point la rendre heureuse à cause de
mon grand âge ? L’embrasser et devenir un vieux gâteux, cocu à
la première occasion ? ... »
Le
vieux ne s’occupait plus de la pauvrette qui ne cessait de se
débattre et de chercher à le convaincre. « Embrassez-moi, je
vous aime déjà. Embrassez-moi, je vous serai fidèle. Embrassez-moi
et je rendrai vos vieux jours merveilleux ! » L’homme n’en
avait cure désormais : il demeurait inflexible. Il rentra chez
lui, attrapa une cage qui, depuis longtemps, n’enfermait plus le
moindre canari et glissa le campagnol dans cette étrange prison.
« Mais
ne m’avez vous pas compris, mon cher ami ? Je suis une jeune
bergère qui ne demande qu’à vous servir de toute son âme. Il
suffit d’un baiser et je me mets tout entière à votre service ! »
L’homme éclata d’un grand rire et se pencha vers la cage : «
Que veux-tu que je fasse d’une femme à mon âge ? Je ne
pourrai pas te tenir en laisse. Mais d’un campagnol qui parle, je
ne me lasserai pas. J’aurai enfin quelqu’un avec qui parler et je
suis certain que tu ne t’envoleras pas ! »
Ainsi
finit cette histoire. Le vieux se trouva une compagne qui le
maudissait chaque jour de sa vie. Il n’en avait cure : il
avait une interlocutrice bien qu’il ignorât le sens de ce mot trop
savant pour lui. Chacun trouve midi à sa porte ; celle du vieux
n’avait que faire d’une beauté offerte. Le campagnol n’avait
plus qu’à ronger son frein, espérant qu’un jeune homme, un jour
prochain, vienne rendre visite au bonhomme. Elle en fut pour ses
frais : les jeunes gens ont la désagréable habitude de
délaisser leurs aînés. La bergère payait le prix fort, au nom de
tous les jeunes gens de son âge.
Sortilègement
sien.
Portrait de Daniel BORNET
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