Le
banc des souvenirs.
Il
était une fois trois copains, trois amis, nés la même année, dans
un petit village des bords de Loire. Philippe, Christian et Marc
avaient grandi ensemble, inséparables. Ils avaient vite pris
l'habitude de se retrouver sur un banc installé sur les quais. Ils
admiraient le fleuve et passaient de long moments à converser de
tout et souvent de rien, heureux d'être là.
Leurs
premières conversations sérieuses, leurs premières rencontres sans
la présence d'adultes eurent lieu alors qu'ils étaient à l'école
communale. Philippe évoquait ses rêves, son désir d'aventure, de
voyages lointains, de grands espaces. Christian parlait de sa passion
pour la pêche, la nature, les animaux qui l'entouraient. Marc, lui,
se montrait plus discret : il suivait ses amis sans se donner le
droit de s'accorder de grandes ambitions.
Les
années passèrent, le banc de bois vert fut remplacé par un banc en
métal. Ils fumèrent leurs premières cigarettes lorsqu'ils se
retrouvaient durant leurs années au collège. Philippe évoquait ses
études, ses envies de réussite, son futur métier. Christian
cherchait des formations pour exploiter son goût de la nature et
vivre au pays. Marc s'interrogeait ; il n'était pas très doué
pour les cours, il désirait simplement exploiter les trésors qu'il
avait dans les mains.
Ils
avaient petites copines ou bien épouses quand leurs parcours les
séparèrent. Ce n'était plus que durant les vacances qu'ils se
retrouvaient sur le banc, face à la rivière. Philippe prenait
toujours la parole en premier ; il en mettait plein la vue à
ses deux amis avec des études brillantes, des diplôme pompeux et
des propos savants. Christian était devenu un garde des eaux et
forêts ; il rayonnait dans son royaume, il parlait de
protection des espèces en un temps où bien peu s'en souciaient
encore. Marc vivait heureux de sa petite entreprise artisanale :
il travaillait le bois avec passion et adresse.
C'étaient
des pères de famille qui, de temps à autre, se retrouvaient là à
deviser gaiement. La Loire coulait : beaucoup d'eau avait passé
sous les ponts de leurs existences. Philippe déchantait un peu.
Après une belle période de prospérité, les crises successives
l'avaient contraint à en rabattre. Christian était devenu un
militant actif de la cause animale. Il avait aussi découvert la
marine de Loire et s'était lancé dans des recherches pour
construire un chaland. Marc, tout heureux, lui avait proposé son
aide et surtout son expertise menuisière.
Ils
furent retraités ensemble. Ils aimaient à naviguer tous les trois
sur la rivière. Marc avait pris les commandes ; le bateau, il
l'avait construit, il voulait le piloter. Il était fier, capitaine
sur cette Loire qu'il n'avait jamais quittée. Christian était sur
le pont, des jumelles fixées à ses yeux. Tout pour lui était
admiration et émoi. Philippe, taciturne, trouvait parfois le temps
un peu long. L'inactivité lui pesait.
C'est
ainsi que les jours passèrent. Toujours assis sur un nouveau banc,
en béton celui-ci, ils admiraient la petite flotte qui était venue
rejoindre leur désormais vieille embarcation. Marc était toujours
gaillard ; il n'était jamais en reste pour venir donner un coup
de main aux petits jeunes qui voulaient construire, eux aussi, un
fûtreau. Christian encadrait des sorties « nature ». Il
emmenait petits et grands à la poursuite du castor ou bien du
balbuzard. Philippe se cherchait un peu, perdait ses mots, oubliait
parfois de venir au rendez-vous de ses vieux amis.
C'est
Marc qui comprit le premier ce qui arrivait à leur vieux camarade.
Christian, avec ses jumelles vissées sur la poitrine, n'avait rien
vu venir. Philippe, le plus brillant, le plus ambitieux, se perdait à
lui-même. Il était atteint de ce mal terrible qui porte un nom
étrange. La mémoire lui filait entre les doigts ; le présent
s'effaçait avant d'avoir le temps de s'être imprimé.
Les
trois copains se retrouvent désormais tous les jours. Marc et
Christian, à tour de rôle, vont chercher Philippe. Ils se
retrouvent sur le banc et, pour que leur bon camarade soit heureux
l'espace d'une petite heure, ils se remettent dans les pas de leur
enfance. Ils évoquent les camarades d'école, les parties de bille,
les pêches à la barbotte. Ils chantent des chansons de ce temps
révolu et Philippe retrouve le sourire et un peu de mémoire.
C'est
si bon de garder des amis quand la redoutable maladie frappe
l'esprit. C'est en plongeant dans le passé qu'on peut redonner vie à
celui qui s'est perdu à lui-même. Philippe a eu cette chance :
il s'assoit sur le banc et le vieux monsieur qu'il est redevient
immédiatement un gamin en culotte courte qui court le long de la
rivière avec deux autres chenapans. Il est heureux et il n'y a que
ça qui compte. La Loire n'a pas changé et elle donne le change avec
le sourire, elle aussi.
Mémoriellement
sien.
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