mardi 19 septembre 2017

Les trois jaux



La sente de la révolte.



Quelque part au bord de l’Allier, il est une petite sente qui plonge vers la rivière. Quand on se trouve à son sommet, on y découvre un paysage d'une incomparable beauté . En cet endroit trois provinces françaises se rejoignent : le Berry, la Bourgogne, le Bourbonnais. On y ressent le souffle de l’histoire et le poids des légendes. Au loin les chats-huants ululent à vous glacer le sang, on devine qu’ici quelques drames se sont noués au fil du temps.

Curieusement, c’est la même histoire qui se répéta en trois époques bien différentes. Une histoire éternelle qui fait des gens de cette terre des rebelles accrochés à leurs coutumes, amoureux fous de leur beau pays. C’est ici que vous pouvez rencontrer les gens de la Chavannée : cette belle association qui préserve l’héritage culturel avec une énergie digne d’éloges. Ce sont eux qui m’ont soufflé le récit qui suit.

En ces temps lointains, les Celtes découvrent avec horreur qu’ils doivent plier sous le joug de l’envahisseur romain. La rivière demeure encore un dernier espace de liberté. Sa navigation y est trop complexe pour les Latins ; ils préfèrent rester sur la terre ferme, refusant de s’aventurer sur cette rivière erratique et farouche.

Ce soir-là, un bateau accoste au pied de la petite falaise. Un femme vient à la rencontre des nautiers ; une belle et fière femme qui semble ne rien redouter. Elle vient chercher quelques provisions que lui apportent ses amis mariniers. Ils ont remonté le courant, venant de la lointaine Ceno, chargés de sculptures en bronze. La femme veut décorer son intérieur ; elle aime les belles choses et a choisi un magnifique sanglier stylisé.

La transaction se fait rapidement ; les hommes veulent continuer leur route sans prendre le risque de tomber sur une escouade romaine. La femme remonte alors la sente pentue et escarpée. La nuit s’approche ; la pénombre pourrait l’inquiéter mais elle est sereine, forte de ses certitudes. C’est quand elle débouche sur le plateau, juste devant la grande ferme qui domine le plateau qu’un soldat romain surgit de derrière un taillis pour obtenir d’elle ce qui ne devrait jamais se prendre de force.

La belle n’a pas peur. Elle lance un sifflet strident qui intrigue l’agresseur. Il s’arrête, interdit, quelques instants. La femme le toise, se rit de lui. Pauvre homme sans courage qui ose s’en prendre à une femme au détour d’un chemin creux. Le Romain la regarde, intrigué ; aucune peur ne transparaît dans ce visage si beau qu’il ne peut qu’en être admiratif. Ces quelques secondes d’hésitation lui seront fatales. À l’appel de sa maîtresse, un chien a surgi et saute au cou du méchant.


L’homme est surpris, déséquilibré. Il tombe, roule le long de la sente et finit par disparaître dans les flots en contrebas. Au loin, un coq berrichon chante, longuement. En cette heure inhabituelle, il semble célébrer la victoire de la femme rebelle, celle qui n’a pas craint d'affronter du regard le pleutre aux intentions ignobles. Elle poursuit sa route, sans un regard vers la rivière dans laquelle a sombré son agresseur.

Des siècles ont passé et pourtant nous allons revivre une scène similaire en ce lieu qui n’a pas changé. Une femme, la même sans doute, toujours aussi gracieuse, vient à la rencontre des pêcheurs qui sont à l’ouvrage sur l’Allier. Elle leur apporte de quoi passer la nuit sur l’eau. C’est la saison des anguilles, il faut veiller pour espérer prendre belle pêche.

Les hommes la remercient ; ils s’en vont à leur activité. Elle les suit des yeux et remonte lentement la sente, chargé d’un panier de poissons qu’ils lui ont donné. À son passage, une chouette s’envole. C’est au débouché du plateau qu’un cavalier surgit. Il est seigneur du domaine de retour de la chasse. Il s’arrête plein de morgue, se moque de la femme et de son odeur de poisson.

La femme rétorque fièrement que le gibier est interdit aux manants. L’homme s’indigne de cette réplique irrespectueuse. Il va lever son épée quand surgit d’un bosquet, un chien, le même, une fois encore, qui saute sur le méchant diable et le jette à terre. L’homme, alourdi par son harnachement, roule et sombre dans la noirceur des eaux. Au loin, venant de la province de Bourgogne, un coq chante mystérieusement.

Cette fois, nous sommes sous l’occupation allemande. Une femme, identique aux deux précédentes, descend à la nuit la sente pentue. Elle cherche à se dissimuler. Elle vient à la rencontre d’hommes qui descendent en barque l’Allier. Ils lui confient des armes, ce sont des résistants. La femme en échange, leur donne des messages et des victuailles.

Elle remonte prudemment la sente ; elle est chargée. Elle redoute de faire mauvaise rencontre avant que d’avoir le temps de dissimuler les armes. Au-dessus d’elle une hulotte passe, elle frissonne. Soudain, alors qu’elle arrive sur le plateau, un soldat allemand surgit, il est seul. La femme ne se démonte pas. Elle siffle et son chien qui était resté à la ferme arrive si vite qu’il surprend le soldat. D’un geste rapide et sûr, la femme prend un couteau et tranche la gorge du garçon. Elle le fait rouler jusqu’à la rivière. Charge ses poches de cailloux pour qu’il disparaisse à jamais.

Quand le corps tombe à l’eau, venant du Bourbonnais, un coq chante. La femme sourit ; elle devine à ce symbole que la fin des années de plomb est proche. Son combat ne sera pas vain, elle connaîtra la victoire et la libération. Elle s’en retourne à la ferme qui, aujourd’hui encore, se dresse fièrement sur le plateau.

La même histoire, le même esprit de résistance. Les trois coqs, les trois jaux, un par province, ont célébré la victoire de la femme éternelle sur l’envahisseur, le puissant et le méchant. On ne baisse pas les yeux dans ce coin de France et c’est ainsi que se perpétue la légende des chats-huants et des trois coqs. J’aime à croire que la belle femme rebelle existe encore, qu’elle remonte fièrement la sente avec son chien à ses côtés et, qu’un jour ou l’autre, elle repoussera définitivement à l’eau l'injustice, la peur et la misère. Puisse-t-elle ne pas tarder ; il s'en sont revenus les temps de trop d’injustice.

Chavannément vôtre.


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