La
sente de la révolte.
Quelque part au
bord de l’Allier, il est une petite sente qui plonge vers la
rivière. Quand on se trouve à son sommet, on y découvre un paysage
d'une incomparable beauté . En cet endroit trois provinces
françaises se rejoignent : le Berry, la Bourgogne, le Bourbonnais.
On y ressent le souffle de l’histoire et le poids des légendes. Au
loin les chats-huants ululent à vous glacer le sang, on devine
qu’ici quelques drames se sont noués au fil du temps.
Curieusement,
c’est la même histoire qui se répéta en trois époques bien
différentes. Une histoire éternelle qui fait des gens de cette
terre des rebelles accrochés à leurs coutumes, amoureux fous de
leur beau pays. C’est ici que vous pouvez rencontrer les gens de la
Chavannée : cette belle association qui préserve l’héritage
culturel avec une énergie digne d’éloges. Ce sont eux qui m’ont
soufflé le récit qui suit.
En ces temps
lointains, les Celtes découvrent avec horreur qu’ils doivent plier
sous le joug de l’envahisseur romain. La rivière demeure encore un
dernier espace de liberté. Sa navigation y est trop complexe pour
les Latins ; ils préfèrent rester sur la terre ferme, refusant
de s’aventurer sur cette rivière erratique et farouche.
Ce soir-là, un
bateau accoste au pied de la petite falaise. Un femme vient à la
rencontre des nautiers ; une belle et fière femme qui semble ne
rien redouter. Elle vient chercher quelques provisions que lui
apportent ses amis mariniers. Ils ont remonté le courant, venant de
la lointaine Ceno, chargés de sculptures en bronze. La femme veut
décorer son intérieur ; elle aime les belles choses et a
choisi un magnifique sanglier stylisé.
La transaction
se fait rapidement ; les hommes veulent continuer leur route
sans prendre le risque de tomber sur une escouade romaine. La femme
remonte alors la sente pentue et escarpée. La nuit s’approche ;
la pénombre pourrait l’inquiéter mais elle est sereine, forte de
ses certitudes. C’est quand elle débouche sur le plateau, juste
devant la grande ferme qui domine le plateau qu’un soldat romain
surgit de derrière un taillis pour obtenir d’elle ce qui ne
devrait jamais se prendre de force.
La belle n’a
pas peur. Elle lance un sifflet strident qui intrigue l’agresseur.
Il s’arrête, interdit, quelques instants. La femme le toise, se
rit de lui. Pauvre homme sans courage qui ose s’en prendre à une
femme au détour d’un chemin creux. Le Romain la regarde,
intrigué ; aucune peur ne transparaît dans ce visage si beau
qu’il ne peut qu’en être admiratif. Ces quelques secondes
d’hésitation lui seront fatales. À l’appel de sa maîtresse, un
chien a surgi et saute au cou du méchant.
L’homme est
surpris, déséquilibré. Il tombe, roule le long de la sente et
finit par disparaître dans les flots en contrebas. Au loin, un coq
berrichon chante, longuement. En cette heure inhabituelle, il semble
célébrer la victoire de la femme rebelle, celle qui n’a pas
craint d'affronter du regard le pleutre aux intentions ignobles. Elle
poursuit sa route, sans un regard vers la rivière dans laquelle a
sombré son agresseur.
Des siècles
ont passé et pourtant nous allons revivre une scène similaire en ce
lieu qui n’a pas changé. Une femme, la même sans doute, toujours
aussi gracieuse, vient à la rencontre des pêcheurs qui sont à
l’ouvrage sur l’Allier. Elle leur apporte de quoi passer la nuit
sur l’eau. C’est la saison des anguilles, il faut veiller pour
espérer prendre belle pêche.
Les hommes la
remercient ; ils s’en vont à leur activité. Elle les suit
des yeux et remonte lentement la sente, chargé d’un panier de
poissons qu’ils lui ont donné. À son passage, une chouette
s’envole. C’est au débouché du plateau qu’un cavalier surgit.
Il est seigneur du domaine de retour de la chasse. Il s’arrête
plein de morgue, se moque de la femme et de son odeur de poisson.
La femme
rétorque fièrement que le gibier est interdit aux manants. L’homme
s’indigne de cette réplique irrespectueuse. Il va lever son épée
quand surgit d’un bosquet, un chien, le même, une fois encore, qui
saute sur le méchant diable et le jette à terre. L’homme, alourdi
par son harnachement, roule et sombre dans la noirceur des eaux. Au
loin, venant de la province de Bourgogne, un coq chante
mystérieusement.
Cette fois,
nous sommes sous l’occupation allemande. Une femme, identique aux
deux précédentes, descend à la nuit la sente pentue. Elle cherche
à se dissimuler. Elle vient à la rencontre d’hommes qui
descendent en barque l’Allier. Ils lui confient des armes, ce sont
des résistants. La femme en échange, leur donne des messages et des
victuailles.
Elle remonte
prudemment la sente ; elle est chargée. Elle redoute de faire
mauvaise rencontre avant que d’avoir le temps de dissimuler les
armes. Au-dessus d’elle une hulotte passe, elle frissonne. Soudain,
alors qu’elle arrive sur le plateau, un soldat allemand surgit, il
est seul. La femme ne se démonte pas. Elle siffle et son chien qui
était resté à la ferme arrive si vite qu’il surprend le soldat.
D’un geste rapide et sûr, la femme prend un couteau et tranche la
gorge du garçon. Elle le fait rouler jusqu’à la rivière. Charge
ses poches de cailloux pour qu’il disparaisse à jamais.
Quand le corps
tombe à l’eau, venant du Bourbonnais, un coq chante. La femme
sourit ; elle devine à ce symbole que la fin des années de
plomb est proche. Son combat ne sera pas vain, elle connaîtra la
victoire et la libération. Elle s’en retourne à la ferme qui,
aujourd’hui encore, se dresse fièrement sur le plateau.
La même
histoire, le même esprit de résistance. Les trois coqs, les trois
jaux, un par province, ont célébré la victoire de la femme
éternelle sur l’envahisseur, le puissant et le méchant. On ne
baisse pas les yeux dans ce coin de France et c’est ainsi que se
perpétue la légende des chats-huants et des trois coqs. J’aime à
croire que la belle femme rebelle existe encore, qu’elle remonte
fièrement la sente avec son chien à ses côtés et, qu’un jour ou
l’autre, elle repoussera définitivement à l’eau l'injustice, la
peur et la misère. Puisse-t-elle ne pas tarder ; il s'en sont
revenus les temps de trop d’injustice.
Chavannément
vôtre.
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