Le
mot qui sauve.
Il
était une fois sur la Loire trois lascars intrépides qui
pratiquaient le faux-saunage non pas, comme la plupart des mariniers
pour arrondir leurs maigres revenus, mais bien comme un commerce
véritable, une activité à plein temps requérant ingéniosité,
chance, roublardise, filouterie, prudence et prévoyance, d’autant
qu’ils étaient connus de tous les gabelous qui ne rêvaient que
d’une chose : leur mettre la corde au cou.
Leur
profession était naturellement à risque puisque le tarif pour celui
qui se faisait prendre la main dans le sac de sel était d’abord la
flétrissure : une marque au fer rouge sur l’épaule, accompagnée
d’une forte amende, puis les galères pour une période de trois
ans à la première récidive. Pour ceux qui revenaient vivants de
cette redoutable peine, une nouvelle arrestation les remettait aux
fers pour six années, à moins de choisir le lointain exil vers le
nouveau monde qu’il fallait peupler.
Mais
pour nos amis, il en allait tout autrement. Lors d’un
arraisonnement par la Patache, le bateau des gabelous, une fouille se
déroula mal : un des envoyés du roi ayant fini dans la Loire
lors d’une algarade fatale. Le pauvre homme fut emporté par le
courant et on ne retrouva son corps que quelques jours plus tard. Les
trois amis désormais étaient rangés au ban de la société et leur
tête était mise à prix.
Ils
n’en continuaient pas moins de fournir en sel bon marché les gens
de Loire qui se taisaient et leur offraient des caches sûres quand
ils étaient à terre. Pour leurs déplacements sur la rivière,
désormais, c’est de nuit qu’ils naviguaient, s’étant fait
experts dans cet art délicat. Le jour, ils trouvaient refuge tout au
long de la Loire, tant la gabelle était considérée par tous comme
un impôt honni et une calamité.
Pour
tous les Ligériens ils symbolisaient la lutte contre cette injustice
et avaient été baptisés Melchior, Gaspard et Balthazar. Ils
étaient héros et bandits d’honneur, ceux qui apportaient un peu
de réconfort à des pauvres gens, abrutis de taxes. Mais un jour, ou
plutôt une nuit, la chance tourna par une dénonciation qui se fit
sous le couvert de l’anonymat. Des jaloux, des mesquins, des
gredins, il en a toujours existé et cette époque n’échappait pas
à la règle.
Les
grenadiers s’étaient associés aux gabelous pour leur tendre un
traquenard. C’est par une nuit sans lune que les représentants du
roi avaient tendus un filet de barrage en travers de la Loire avec la
complicité d’un pêcheur auquel ils avaient graissé la patte. Il
ne restait qu’une mince bande d’eau par laquelle passer et, qui
plus est, se tenait sur un haut-fond.
Nos
trois amis se trouvèrent engravés avec leur bateau pourtant léger
et maniable. Ils n’eurent pas le temps de réagir que la
soldatesque leur tomba sur le râble, mousquetons chargés. Ils
étaient faits comme des rats et n’avaient pas même la possibilité
de plonger pour tenter de se sauver au fil de l’eau. Leur compte
était bon cette fois et leur capture fit l’effet d’une traînée
de poudre par tout le pays.
Le
procès ne fut qu’une formalité et la condamnation tomba comme un
couperet, bien qu’en cette époque, ce fût la corde qui attendait
nos pauvres amis. Leur réputation était arrivée jusqu’aux
oreilles royales. Les distractions de cette nature attirent souvent
les grands de ce monde ; le régent, Philippe d’Orléans en
personne souhaita assister à la représentation.
Le
jour de l’exécution il y avait foule sur la place des martyrs
d’autant plus que la présence de l’illustre spectateur
avait attiré des curieux. Le peuple est versatile : il brûle
vite ceux qu’il a adorés quelque temps plus tôt, pour peu que la
roue de la fortune ait tourné en leur défaveur. Nos rois mages du
sel n’étaient plus que des gibiers de potence, des pauvres hères
qui avançaient au milieu d' une foule vociférante et haineuse.
Melchior,
Gaspard et Balthazar, bras entravés, avançaient péniblement parmi
ce peuple grondant et crachant. Les deux premiers pleuraient et se
tenaient fort mal à l'heure de leur trépas. Il fallut les traîner
pour les porter jusqu’à la potence. Pour que le spectacle fût des
plus satisfaisants, les organisateurs de la festivité avaient décidé
de pendre, un à un, nos trois amis, devenus, par la magie de leur
déchéance, les ennemis de tous.
Melchior
fut porté sur l’échafaud. Il avait perdu toute dignité, se
jetant aux genoux du prêtre pour réclamer sa grâce et le pardon de
Dieu. C’est sous les huées d’une foule impitoyable qu’il finit
par s’agiter à son collier de chanvre. Ses derniers soubresauts
occasionnèrent un frisson de plaisir parmi cette populace odieuse.
Les
spectateurs scandaient déjà le nom de Gaspard en frappant dans
leurs mains. Le pauvre, s'affaissa, fit un malaise. C’est un pauvre
bougre défaillant qui fut porté au gibet et encravaté sous les
rires d’une plèbe, de plus en plus détestable. Des saillies
infectes venaient de la multitude, provocant éclats de rire et
applaudissements. C’eût été insupportable à quelques honnêtes
gens s’il en eût été dans cette hideuse foule, excitée par la
mort de ceux qu’elle avait vénérés, il n’y avait pas si
longtemps.
La
mort de Gaspart fut encore moins glorieuse que celle de son camarade.
Le pauvre bougre se fit sur lui au moment où le bourreau lui glissa
la corde autour du cou. Il geignait comme un enfant, il ne tenait pas
debout et dut être maintenu jusqu’à ce que la trappe le fasse
basculer dans l’autre monde. Ce fut un tonnerre d’exclamations
dans l’assistance.
Puis
vint le tour de Balthazar. Il avançait, calme et serein vers ce
gibet de malheur. Nulle inquiétude ne se lisait sur son visage. Il
fendait la foule haineuse avec une dignité qui impressionna le
régent. Quand il gravit les marches de la potence, il était d’une
telle prestance, d’une telle sérénité, que soudain la foule
cessa de gronder. Chacun retrouvait ses esprits parmi ceux qui,
quelque temps auparavant, s’étaient comportés comme des bêtes
assoiffées de sang.
Philippe
d’Orléans s’approcha du condamné. Un murmure monta alors de la
place. Il gravit la potence pour s’entretenir avec le supplicié.
Le régent félicita Balthazar pour son courage et lui proposa un
étrange marché : « Mon ami, votre attitude mérite une faveur
princière. Dites-moi comment vous souhaitez mourir et je vous
accorde cette faveur en la grâce de mon pouvoir ! » Balthazar
s’inclina légèrement devant ce noble personnage et lui répondit
: « J’aimerais mourir de vieillesse, mon bon Prince ! »
Philippe
d’Orléans, bon joueur, accorda ce que l’homme lui avait demandé.
Il fut envoyé sur-le-champ peupler la belle province. On ne sait ce
qu’il devint mais de cette aventure, sachez qu’un bon mot, qu’une
belle réplique peut vous sortir d’un mauvais pas. Le régent, par
la suite, se garda bien de promettre la lune et c’est ce qui fit sa
détestable réputation. Quant à Balthazar, il était né sous une
bonne étoile ; c’est sans doute grâce à cela qu’il sauva
sa vie. Il alla porter son amour de la langue de l’autre côté de
l’Atlantique et, c’est sans doute grâce à lui, qu’au Québec
on la préserve bien mieux que chez nous.
Graindesellement
sien.
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