Un
grand pas pour le marinier.
Monsieur
c'est la honte aux joues et l'humiliation au fond du cœur que je
viens vous avouer ici un incident qui me rangera définitivement dans
la grande cohorte des marins d'eau douce, des petits bras de la
batellerie et des bouffons de nos quais. Ce n'est pas de gaieté de
cœur que je vais donc vous narrer le faux-pas, la méprise, le
naufrage qui me pousse à croire qu'être bonimenteur de Loire finit
par déteindre sur ma santé mentale.
Je
devine que vous perdez patience et que vous avez l'impression que je
cherche à noyer le poisson par des propos liminaires confus. Il
n'est pas question de vous faire perdre le cours de cette cascade de
faits insignifiants qui se liguèrent soudainement pour faire de
votre serviteur une cruche qui, à trop aller à l'eau, a fini par se
casser.
Car
c'est bien auprès de notre Loire que se noua ce petit pas du
marinier qui fit grand écart sur les règles de la prudence
élémentaire. Nous sommes donc, puisque j'ai décidé de ne rien
vous cacher, sur les rives du fleuve royal, en Orléans : son port
majestueux. Que cela advienne sur le quai du Châtelet n'est pas
anecdotique. C'est bien le lieu idéal pour qu'un gueux sur terre
cherche à monter sur ses grands chenaux.
Le
vent de Galerne soufflait. La remarque n'est pas anodine, elle
explique à la fois mon empressement à me retrouver sur l'eau et les
menus désagréments qui me firent passer de la volonté initiale au
bain de siège, activité qui s'impose précisément dans la cité de
Jehanne ! Mais revenons à nos moutons, qui en ce jour, n'étaient
pas ceux de la bergère mais de notre Loire agitée par quelques
mouvements dus aux caprices d'Éole …
Le
fleuve ayant sautes d'humeur tout autant que de niveau, les quais en
béton que nos bourgmestres ont fait poser le long de nos quais ne
sont pas suffisants. Il faut leur adjoindre quelques pontons
flottants qui, comme leur nom l'indique, ont le double avantage de
permettre d'amarrer nos bateaux de bois tout en suivant les
nombreuses variations d'un cours qui n'est pas celui de la bourse !
C'est
là qui se noue le drame qui ne va pas manquer de surgir devant vos
yeux incrédules. Alors que j'arrivais, bien chargé de tout le
matériel qui sied à la navigation à voile sur notre chenal
préféré, je crus bien présomptueusement pouvoir franchir d'un pas
altier le petit écart qui séparait le béton fermement relié à la
terre du plastique allant librement à la fantaisie des flots.
C'était
un petit pas à franchir pour un marinier et je n'imaginais pas que
dame nature allait me jouer rouerie à sa façon. Alors que je levais
la jambe, le vent poussa plus fort son souffle moqueur et provoqua un
mouvement sournois du quai flottant. Le temps, pas plus que
l'imprudent, ne suspendirent leur vol ou en la circonstance leur pas.
Je me retrouvai en suspension entre pierre et eau dans un grand écart
qui prenait des proportions inquiétantes.
Je
hélai un collègue plus leste ou plus rapide que moi qui avait fait
ce pas que je ne parvenais pas à conclure. Le sus-dit quidam, pour
homme de peu de foi et de grande moquerie qu'il puisse être, n'est
pas homme à laisser dans la détresse un compagnon marinier, fut-il
un tantinet moqueur. Chacun pourra témoigner que dès qu'il y a
batelier dans la tourmente sur le port, notre bon Samaritain se
précipite à l'instant. Seule la Vouivre de Loire se désintéresse
de nous pauvres ligériens et ne vient jamais nous prêter main
forte.
C'est
donc ce que fit ce noble personnage sans se soucier de mesurer les
risques qu'il y avait pour lui. Il portait autour de son cou son
inséparable sextant et avait dans sa main une lunette astronomique
qu'il met toujours au service de la Loire. C'est donc de sa seule
main disponible qu'il tendit un bras secourable au funambule
involontaire, aprenteur malhabile des pontons instables.
Tout
aurait pu se terminer par des chansons à boire et une médaille de
plus à la veste marine de ce Sauveteur de Loire. Mais tel ne devait
pas être l'épilogue de l'histoire en cette journée de triste
mémoire. Le vent poussa encore un nouveau coup de colère, le ponton
s'écarta, une ridelle céda et ce couple improbable partit à la
renverse pour finir mouillé et penaud au milieu de l'eau !
Que
l'imprudent s'offrît un bain de siège n'était que justice et
punition méritée. Nous ne nous étendrons pas sur les menus
désagréments qu'il dut subir. C'est son sauveteur, injustice
suprême, qui eut à supporter tous les désagréments de l'aventure.
Il tomba tête la première sur le quai de pierre, y fracassa son
précieux sextant, subit un violent coup sur un sternum moins solide,
comme chacun sait, que le pilum romain et perdit dans le fleuve sa
précieuse lunette astronomique tout en voyant trente six étoiles
sous le choc..
Voilà,
vous savez tout monsieur le curieux, et je sollicite votre
bienveillante mansuétude pour pardonner ce maladroit farfelu et si
peu raisonnable. Il convient néanmoins de dédommager celui qui lui
tendit la main en territoire incertain. Vous vous grandirez en
organisant promptement une souscription pour que le geste charitable
de celui qui souhaite conserver l’anonymat soit réparé au plus
vite. Je vous demande simplement de ne pas ébruiter l'affaire, je ne
souhaiterais pas qu'elle soit prétexte à moqueries et gausseries
innombrables à mon encontre.
Je
vous prie de croire en ma confusion. Je ne tire nulle gloire d'une
telle aventure. Le seul qui soit sorti grandi de cette farce est
celui qui en est le dindon. Agissez promptement pour qu'il retrouve
ses ustensiles si nécessaires à la navigation sur notre Loire.
Circonstanciellement
vôtre.
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