Le
poulailler flottant
Qui
se souvient dans son enfance d'une vieille traction ou bien d'une
ancêtre automobile, abandonnée là sur un carré d'herbes folles,
envahie par les ronces et servant de poulailler à quelques volailles
heureuses de trouver un abri plus confortable qu'à l'ordinaire ?
Nous ignorions alors que le véhicule aurait plus sûrement contenté
des amateurs éclairés et qu'il eût rapporté bien plus que cet
usage si modeste. Ainsi va la vie des objets oubliés : parfois
ils connaissent des heures sombres avant que d'embellir un rond-point
ou, mieux encore, d'enrichir des collections précieuses.
Pourtant
l'histoire que je vais vous conter est à l'origine d'une belle
plus-value qui enrichit celui qui en avait été à l'origine, bien
malgré lui. Les hasards de la Loire et de la destinée ne se jouent
pas toujours de courants contraires. Le vent peut aussi souffler en
faveur de celui qui n'a rien demandé. Laissez-vous porter par ce
récit édifiant ; il est de saison, cela va de soi !
Il
était une fois un chaland qui avait fait son temps. C'était à
l'époque de la marine de Loire quand de grands et fiers bateaux de
bois sillonnaient la rivière pour transporter les marchandises qui
venaient de régions lointaines et de contrées plus éloignées
encore. Le commerce découvrait les joies de la mondialisation
naissante : trois continents avaient uni leur destin économique
même si le sort de l'un des trois était enchaîné aux deux autres
…
Les
mariniers ignoraient ou feignaient d'ignorer le prix que payaient les
Africains pour que viennent d'Amérique sur nos rives des
marchandises nouvelles qui faisaient la prospérité de grandes
manufactures et de quelques nouveaux négociants. La Loire charriait
ainsi des produits exotiques qui faisaient le délice des gourmets.
Éloignons-nous
un peu de la trépidante activité commerciale pour nous retrouver
sur une berge tranquille, éloignée des ports. Vivait ici, un brave
marinier qui avait posé son baluchon et son coffre de bois. Il en
avait soupé des voyages incessants, de la vie trépidante de celui
qui n'est jamais à la maison. Il avait décidé de vivre le reste de
son âge à élever des poules, des canards, des oies et des dindons
sur quelques arpents de terre, en bord de rivière, qu'il avait
hérités de sa vieille et défunte mère.
Il
avait bâti, de quelques planches issues du déchirage de sapines, un
poulailler pour y loger sa volaille. L'homme avait sans doute passé
trop de temps sur l'eau pour se rappeler que, sur terre, il y avait,
tapis dans le plus grand secret, des prédateurs prompts à vous
saccager un élevage. En l'espace de deux ou trois visites de
renards, de fouines ou bien de martes, son cheptel avait fondu comme
neige au soleil.
Notre
brave éleveur, que nous nommerons Pascal, pour nous simplifier le
récit, usa alors de sa capacité de réflexion pour trouver moyen de
contrecarrer l'appétit des carnassiers. Épris de grands espaces, il
n'était pas homme à enfermer sa troupe caquetante derrière un haut
grillage, planté, qui plus est, profondément en terre. Il savait un
vieux bateau qui pourrissait là après une vie bien remplie. C'était
ce qu'il lui fallait pour éloigner les maudits gourmands.
On
se moqua naturellement de sa curieuse idée. Un bateau, fût-il une
épave prochaine, n'est pas un poulailler. Pascal n'en avait cure ;
il vivait en bord de rivière, il était bien décidé à mettre en
service son élevage flottant. Une passerelle, retirée la nuit,
éloignerait à jamais les prédateurs de leur plat préféré.
Il
lui fallut beaucoup de patience pour apprendre à sa troupe ailée à
franchir sans encombre la distance qui la séparait de la terre ferme
sur une planche étroite au-dessus de l'eau. La poule surtout n'a pas
le pied marin et, c'est bien connu, n'aime guère être mouillée. À
force de persévérance tout autant que de pédagogie, il initia les
poules, les canards, les oies à cet exercice d'équilibriste qui,
finalement, devint un spectacle prisé par tous ceux qui s'étaient
moqués de lui auparavant. Les gens sont ainsi faits et il ne sert à
rien de s'en offusquer …
Pascal
faisait commerce des œufs, d'autant plus frais qu'ils passaient la
nuit sur la rivière. Il fallait voir au petit matin, le spectacle de
ce chaland envahi de gallinacés qui s'éveillaient. Un coq, plus
intrépide que tous les autres, avait pris l'habitude de sonner le
réveil sur le faîte du mat. Il trônait là et indiquait à tous le
sens du vent par la même occasion. Pour ceux qui sont attentifs aux
moindres détails, le bel animal tournait toujours le dos à Éole :
sage précaution pour ne pas être enroué.
Le
poulailler de Pascal faisait désormais parti du décor ligérien
quand un incident, une bévue bouleversa le cours de son petit
commerce. Je ne doute pas un seul instant que vont se trouver là
quelques esprits chagrin pour douter de la chose. Mais laissons là
les sceptiques et les cartésiens : il ne sert à rien de
vouloir convaincre ces gens trop sérieux.
Tout
arriva un jour de grand brouillard comme il en survient parfois sur
notre rivière. Il était impossible de voir plus loin que le bout de
son nez et c'est un capitaine, réputé pour sa balourdise, qui
commit la maladresse qui allait changer la vie de tant de braves
gens. L'histoire aime à prendre des virages imprévisibles :
certains y voient la main de Dieu, d'autres pensent que ce n'est
qu'un simple concours de circonstances. La vérité est plus
prosaïque, il faut bien le reconnaître.
Le
brouillard et une soirée bien arrosée la veille sont les véritables
explications à ce qu'il allait advenir. Il ne faut pas chercher midi
à quatorze heures surtout avant le chant du coq dans la mature.
C'est ainsi qu'en ce petit matin de carême, le Fram , un navire à vapeur lourdement
chargé de cacao, destiné à la chocolaterie Poulain, vint aborder à
proximité du poulailler.
L'esprit
encore embrumé par les vapeurs d'alcool, le capitaine, qu'on
surnommait fort à propos « Vent de travers », donna
l'ordre de décharger la marchandise sur ce qu'il prit pour un
ponton. L'homme était réputé pour être un colérique
atrabilaire ; les matelots s'exécutèrent plutôt que de le
contredire. Ils avaient plus à craindre de ses colères que d'un
déchargement absurde.
Vous
l'avez deviné : les fèves de cacao furent déversées sur le
poulailler flottant et les poules, les canes, les oies, les dindes se
délectèrent de cette graine qui était toute nouvelle pour eux.
Pascal eut beau mettre la passerelle ce matin là, personne ne voulut
regagner la terre ferme. La basse-cour était en haute cour de
gourmandise et faisait le plus grand festin qu'on connût de mémoire
de volatile.
C'est
précisément le jour de Pâques que survint le miracle qui resterait
à jamais gravé dans les mémoires ligériennes. Pascal fit ce
jour-là une récolte exceptionnelle d'œufs qui lui semblaient tous
plus lourds qu'à l'ordinaire. Il lui semblait qu'en ce jour si
particulier, il y avait quelque chose qui clochait. Il voulut gober
un œuf pour se rendre compte de quoi il retournait exactement. Il
faillit, sur le coup de la surprise, y perdre la raison.
Du
trou dans la coquille qu'il venait de percer, nul blanc ne sortit. Il
eut beau aspirer ; rien ne venait. Il décida de briser celle-ci
pour comprendre ce mystère. Il découvrit alors un œuf parfaitement
brillant, de couleur noire qu'il se décida à croquer. Il n'en
croyait ni ses papilles ni ses yeux :l'œuf était en chocolat.
Ce
jour-là il fit une recette fabuleuse. Ses œufs s'arrachèrent
littéralement car la nouvelle circula comme une traînée de poudre
d'amande. L'œuf de Pâques était né. L'idée fit le tour de la
région et personne ne songea à renouveler le chargement des fèves,
fort onéreux, il est vrai. Il y avait moyen plus économique
d'obtenir pareil résultat ; les chocolatiers des bords de Loire
s'ingénièrent à trouver chacun un secret de fabrication. Ils
furent bientôt copiés par tout le pays, qui comme chacun le sait
ici, ne songe qu'à nous singer.
Depuis
ce curieux jour, à Pâques, on cherche des œufs en chocolat dans le
jardin pour le plus grand bonheur des enfants. Mais si d'aventure, il
y a quelques poules, des canes, des oies ou des dindes sur un bateau,
allez donc voir si elles n'ont pas pondu un œuf comme ceux que
trouva Pascal ce matin-là. Et, si par bonheur, vous rencontriez une
poule de légende, il se pourrait même que le vôtre fût en or.
La
fortune sourit toujours à ceux qui croient encore aux histoires,
quoiqu'il soit plus simple de gober un œuf que ma fable. Prenez la
peine, si vous avez conservé votre âme d'enfant, de bien chercher
en bord de Loire, il y a sûrement un bateau de bois qui vous fera ce
bonheur. Joyeuses Pâques à tous et surtout, prenez garde de ne pas
tomber dans la Loire, vous seriez chocolat, dans le meilleur des cas
…
Chocolatement
vôtre.
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