jeudi 29 juin 2017

Il y a quelque chose qui cloche


Le poulailler flottant


Qui se souvient dans son enfance d'une vieille traction ou bien d'une ancêtre automobile, abandonnée là sur un carré d'herbes folles, envahie par les ronces et servant de poulailler à quelques volailles heureuses de trouver un abri plus confortable qu'à l'ordinaire ? Nous ignorions alors que le véhicule aurait plus sûrement contenté des amateurs éclairés et qu'il eût rapporté bien plus que cet usage si modeste. Ainsi va la vie des objets oubliés : parfois ils connaissent des heures sombres avant que d'embellir un rond-point ou, mieux encore, d'enrichir des collections précieuses.

Pourtant l'histoire que je vais vous conter est à l'origine d'une belle plus-value qui enrichit celui qui en avait été à l'origine, bien malgré lui. Les hasards de la Loire et de la destinée ne se jouent pas toujours de courants contraires. Le vent peut aussi souffler en faveur de celui qui n'a rien demandé. Laissez-vous porter par ce récit édifiant ; il est de saison, cela va de soi !

Il était une fois un chaland qui avait fait son temps. C'était à l'époque de la marine de Loire quand de grands et fiers bateaux de bois sillonnaient la rivière pour transporter les marchandises qui venaient de régions lointaines et de contrées plus éloignées encore. Le commerce découvrait les joies de la mondialisation naissante : trois continents avaient uni leur destin économique même si le sort de l'un des trois était enchaîné aux deux autres …

Les mariniers ignoraient ou feignaient d'ignorer le prix que payaient les Africains pour que viennent d'Amérique sur nos rives des marchandises nouvelles qui faisaient la prospérité de grandes manufactures et de quelques nouveaux négociants. La Loire charriait ainsi des produits exotiques qui faisaient le délice des gourmets.

Éloignons-nous un peu de la trépidante activité commerciale pour nous retrouver sur une berge tranquille, éloignée des ports. Vivait ici, un brave marinier qui avait posé son baluchon et son coffre de bois. Il en avait soupé des voyages incessants, de la vie trépidante de celui qui n'est jamais à la maison. Il avait décidé de vivre le reste de son âge à élever des poules, des canards, des oies et des dindons sur quelques arpents de terre, en bord de rivière, qu'il avait hérités de sa vieille et défunte mère.

Il avait bâti, de quelques planches issues du déchirage de sapines, un poulailler pour y loger sa volaille. L'homme avait sans doute passé trop de temps sur l'eau pour se rappeler que, sur terre, il y avait, tapis dans le plus grand secret, des prédateurs prompts à vous saccager un élevage. En l'espace de deux ou trois visites de renards, de fouines ou bien de martes, son cheptel avait fondu comme neige au soleil.

Notre brave éleveur, que nous nommerons Pascal, pour nous simplifier le récit, usa alors de sa capacité de réflexion pour trouver moyen de contrecarrer l'appétit des carnassiers. Épris de grands espaces, il n'était pas homme à enfermer sa troupe caquetante derrière un haut grillage, planté, qui plus est, profondément en terre. Il savait un vieux bateau qui pourrissait là après une vie bien remplie. C'était ce qu'il lui fallait pour éloigner les maudits gourmands.

On se moqua naturellement de sa curieuse idée. Un bateau, fût-il une épave prochaine, n'est pas un poulailler. Pascal n'en avait cure ; il vivait en bord de rivière, il était bien décidé à mettre en service son élevage flottant. Une passerelle, retirée la nuit, éloignerait à jamais les prédateurs de leur plat préféré.

Il lui fallut beaucoup de patience pour apprendre à sa troupe ailée à franchir sans encombre la distance qui la séparait de la terre ferme sur une planche étroite au-dessus de l'eau. La poule surtout n'a pas le pied marin et, c'est bien connu, n'aime guère être mouillée. À force de persévérance tout autant que de pédagogie, il initia les poules, les canards, les oies à cet exercice d'équilibriste qui, finalement, devint un spectacle prisé par tous ceux qui s'étaient moqués de lui auparavant. Les gens sont ainsi faits et il ne sert à rien de s'en offusquer …

Pascal faisait commerce des œufs, d'autant plus frais qu'ils passaient la nuit sur la rivière. Il fallait voir au petit matin, le spectacle de ce chaland envahi de gallinacés qui s'éveillaient. Un coq, plus intrépide que tous les autres, avait pris l'habitude de sonner le réveil sur le faîte du mat. Il trônait là et indiquait à tous le sens du vent par la même occasion. Pour ceux qui sont attentifs aux moindres détails, le bel animal tournait toujours le dos à Éole : sage précaution pour ne pas être enroué.

Le poulailler de Pascal faisait désormais parti du décor ligérien quand un incident, une bévue bouleversa le cours de son petit commerce. Je ne doute pas un seul instant que vont se trouver là quelques esprits chagrin pour douter de la chose. Mais laissons là les sceptiques et les cartésiens : il ne sert à rien de vouloir convaincre ces gens trop sérieux.

Tout arriva un jour de grand brouillard comme il en survient parfois sur notre rivière. Il était impossible de voir plus loin que le bout de son nez et c'est un capitaine, réputé pour sa balourdise, qui commit la maladresse qui allait changer la vie de tant de braves gens. L'histoire aime à prendre des virages imprévisibles : certains y voient la main de Dieu, d'autres pensent que ce n'est qu'un simple concours de circonstances. La vérité est plus prosaïque, il faut bien le reconnaître.

Le brouillard et une soirée bien arrosée la veille sont les véritables explications à ce qu'il allait advenir. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures surtout avant le chant du coq dans la mature. C'est ainsi qu'en ce petit matin de carême, le Fram , un navire à vapeur lourdement chargé de cacao, destiné à la chocolaterie Poulain, vint aborder à proximité du poulailler.

L'esprit encore embrumé par les vapeurs d'alcool, le capitaine, qu'on surnommait fort à propos « Vent de travers », donna l'ordre de décharger la marchandise sur ce qu'il prit pour un ponton. L'homme était réputé pour être un colérique atrabilaire ; les matelots s'exécutèrent plutôt que de le contredire. Ils avaient plus à craindre de ses colères que d'un déchargement absurde.

Vous l'avez deviné : les fèves de cacao furent déversées sur le poulailler flottant et les poules, les canes, les oies, les dindes se délectèrent de cette graine qui était toute nouvelle pour eux. Pascal eut beau mettre la passerelle ce matin là, personne ne voulut regagner la terre ferme. La basse-cour était en haute cour de gourmandise et faisait le plus grand festin qu'on connût de mémoire de volatile.

C'est précisément le jour de Pâques que survint le miracle qui resterait à jamais gravé dans les mémoires ligériennes. Pascal fit ce jour-là une récolte exceptionnelle d'œufs qui lui semblaient tous plus lourds qu'à l'ordinaire. Il lui semblait qu'en ce jour si particulier, il y avait quelque chose qui clochait. Il voulut gober un œuf pour se rendre compte de quoi il retournait exactement. Il faillit, sur le coup de la surprise, y perdre la raison.

Du trou dans la coquille qu'il venait de percer, nul blanc ne sortit. Il eut beau aspirer ; rien ne venait. Il décida de briser celle-ci pour comprendre ce mystère. Il découvrit alors un œuf parfaitement brillant, de couleur noire qu'il se décida à croquer. Il n'en croyait ni ses papilles ni ses yeux :l'œuf était en chocolat.

Ce jour-là il fit une recette fabuleuse. Ses œufs s'arrachèrent littéralement car la nouvelle circula comme une traînée de poudre d'amande. L'œuf de Pâques était né. L'idée fit le tour de la région et personne ne songea à renouveler le chargement des fèves, fort onéreux, il est vrai. Il y avait moyen plus économique d'obtenir pareil résultat ; les chocolatiers des bords de Loire s'ingénièrent à trouver chacun un secret de fabrication. Ils furent bientôt copiés par tout le pays, qui comme chacun le sait ici, ne songe qu'à nous singer.

Depuis ce curieux jour, à Pâques, on cherche des œufs en chocolat dans le jardin pour le plus grand bonheur des enfants. Mais si d'aventure, il y a quelques poules, des canes, des oies ou des dindes sur un bateau, allez donc voir si elles n'ont pas pondu un œuf comme ceux que trouva Pascal ce matin-là. Et, si par bonheur, vous rencontriez une poule de légende, il se pourrait même que le vôtre fût en or.

La fortune sourit toujours à ceux qui croient encore aux histoires, quoiqu'il soit plus simple de gober un œuf que ma fable. Prenez la peine, si vous avez conservé votre âme d'enfant, de bien chercher en bord de Loire, il y a sûrement un bateau de bois qui vous fera ce bonheur. Joyeuses Pâques à tous et surtout, prenez garde de ne pas tomber dans la Loire, vous seriez chocolat, dans le meilleur des cas …

Chocolatement vôtre.

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