Les
doigts de pied en éventail
Il
était une fois André, un gentil cordier. L'homme avait des trésors
d'habileté dans les mains: capable de tresser de belles cordes de
chanvre, de faire les plus belles épissures et de dénouer bien des
difficultés techniques, il n'avait pas son pareil pour lier
également des liens solides avec ses collègues de travail. C'est
cette qualité qui lui valut l'animosité d'un chef, jaloux de
constater que ses employés étaient plus à l'écoute d'André que
de lui-même.
Les
choses tournèrent mal, comment pouvait-il en être autrement? Le
cordier fut mis à pied par son irascible employeur. Il prit ses
cliques et ses claques, se jurant, avant de laisser la place, de
trouver moyen de rebondir pour prouver à cet homme détestable qu'il
n'était pas démuni de ressources. Il n'avait d'ailleurs nulle envie
de rester les doigts de pied en éventail !
Le
cordier réfléchit longuement à l'usage qu'il pourrait faire de ce
chanvre qu'il aimait tant travailler. Cette matière avait bien des
ressources qu'on semble ignorer de nos jours. Nous étions alors en
une époque où la culture du chènevis fleurissait sur les bords de
la Loire. Il n'avait pas encore mauvaise presse à cause de ses
propriétés psychotropes et l'on ignorait qu'il s'appelait aussi
cannabis.
C'est
de sa tige qu'on tirait les fibres destinées à devenir ces
magnifiques cordages qui équipaient les nombreux bateaux de Loire.
Tout commençait à la mi-août par la coupe de la plante. Il
fallait alors récupérer les graines pour nourrir les animaux et
mettre à tremper les tiges ; cette opération (le rouissage) se
faisait le plus souvent dans la rivière. Les
bottes étaient ensuite sorties du routoir, mises à égoutter puis à
sécher dans les champs, enfin remises en bottes et stockées
dans les greniers.
L'hiver,
le chanvre était teillé (à la main ou à la braie), ou broyé (au
broyeur), c'est à dire que l'on séparait la filasse (partie externe
de la tige) de la chènevotte (partie interne de la tige). Pour
faciliter le broyage, le chanvre devait être chaud. On le teillait
donc devant la cheminée ou bien il était chauffé , plus tard,
dans des fours à pain puis à chanvre. André ne s'occupait pas de
toutes ces préparations. Lui, il était le roi du peigne et du
teillage.
Mais
tandis qu'il se morfondait chez lui, toute la journée traînant les
pieds ne sachant que faire si ce n'est se tourner les pouces, André
eut une idée de génie qui l'aurait rendu célèbre s'il avait su, à
l'époque, garantir son invention de la convoitise de plus malin que
lui. Combien de bricoleurs anonymes sont ainsi à l'origine des
grands brevets que des plus gourmands ont su leur dérober ?
André
était de ces inventifs-là. Comme il avait fendu un de ses sabots,
il se dit qu'il pourrait tout aussi bien garder sa parure de cuir et
tresser une semelle de chanvre, plus souple et plus agréable que le
bois du sabot. En moins de temps qu'il n'en faut pour lire cette
fable, André avait constitué la première semelle de corde.
La
difficulté fut alors de fixer le cuir à la semelle. Après bien des
échecs, il se dit qu'il n'avait qu'à pousser son idée jusqu'à son
terme et demanda à sa femme de lui tisser une toile épaisse en
chanvre. Bien cousue à la semelle, la toile enveloppait parfaitement
le pied. C'est fier comme un Artaban, que notre cordier alla de par
le village , chaussé de ses curieuses sandales si confortables qu'on
eût dit des chaussons.
André
se mit alors à fabriquer ces étranges chaussures si légères et
en fit un petit commerce qui resta local. Il ne pensait pas qu'il
pourrait vivre sur un plus grand pied : il avait la simplicité
des gens qui ne songent qu'à rester modestes. Mais sur la Loire, les
idées et les gens circulaient de par tout le pays. Nous étions au
début des années 1300 et, quelque temps plus tard, en pays
catalan, l'espadrille vit le jour.
André
ne connut jamais le succès. Il se contenta de vivre tant bien que
mal de son artisanat qui disparut avec lui. On continua de porter des
sabots sur les rives de Loire; il est bien difficile de changer les
habitudes. Il fallut attendre bien des années pour que les fameuses
espadrilles symbolisent les vacances et le soleil. C'est curieusement
vers 1860, alors que la marine de Loire et la culture du chanvre
agonisaient, que l'industrie de la sandale s'implanta à
Saint-Laurent de Cerdans, bien loin de nos rives, dans les Pyrénées
Orientales.
Qu'importe,
il y avait si longtemps qu'André avait vécu ! Parti comme il
avait travaillé, dans l'anonymat et l'indifférence. Pire même, ce
créateur de génie, ne fut même pas enterré en grande pompe ;
c'est vous dire que la vie comme la mort sont parfois injustes ! Ne
prenez pas cette histoire au pied de la lettre ; elle n'a
d'autre but que de vous distraire !
Chanvrement
sien.
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