La
Loire et ses fantômes
Il
y a bien longtemps, sur la rivière Loire, les femmes qui restaient
au port avaient grande crainte de ne jamais revoir leur mari. Malheur
à celle qui avait la douleur de ne pas le voir revenir. Plus grand
effroi encore si le pauvre bougre périssait noyé. Si ses compagnons
ne retrouvaient pas le corps, la dame savait qu'à la prochaine lune,
elle deviendrait à son tour une âme en peine, une sorcière hantant
les eaux et les berges.
Les
soirs de brume quand la rivière grondait, on entendait bien des
plaintes et d'étranges bruits. Les veuves inconsolées faisaient
grand raffut dans l'espoir insensé de retrouver le corps de leur
marinier. Pour beaucoup d'entre elles, le pauvre homme était depuis
bien longtemps devenu nourriture à toutes les créatures du fleuve.
Elles n'avaient plus d'espoir et pour se venger de cette terrible
destinée, elles hantaient les rêves des jeunes filles à marier.
Les
malheureuses étaient si nombreuses que les nuits de nos
« charlusettes » devenaient de plus en plus délicates.
Elles avaient mille tourments et folles démangeaisons. Les jeunes
filles du pays Liger ne parvenaient pas à trouver le repos. Les
sorcières du fleuve étaient bien méchantes !
L'affaire
n'avait que trop duré. Il fallait plus grande magie encore pour
sortir de ce terrible sortilège. Nous sommes en un temps où les
hommes savaient trouver dans les forces obscures bien des ressources.
Ce que la Loire avait fait, elle pouvait tout aussi bien le défaire.
Puisque des sorcières étaient en cause, il fallait quérir les
services d'une bonne fée.
Les
gens de la Loire d'en-bas se tournèrent tout naturellement vers la
bonne fée Morgane. Elle aimait la Loire tout autant que sa Bretagne.
Elle accepta sans se faire prier d'user de ses pouvoirs pour régler
l'insomnie de toutes les pucelles. Quelques gaillards avaient bien
eux aussi une solution à ce mal des nuits. Mais comment retrouver le
sommeil quand on a perdu sa fleur ? Seule la bonne fée pouvait
briser le maléfice.
Morgane
examina longtemps le fond du problème. Les âmes naïves pensaient
qu'il suffit d'une formule magique, d'une pincée de poudre magique
pour que les fées résolvent les problèmes les plus ténébreux.
Que nenni. Il leur faut, tout comme pour les humains, mener une
observation attentive et précise du contexte. Chaque miracle suppose
une compréhension parfaite du dossier et une réponse appropriée.
Le métier de fée n'est pas si simple !
Morgane
passa de longues journées à mener son enquête, à pousser ses
investigations sur toutes les rives de notre Loire. Elle établit un
rapport détaillé, posa des conclusions qu'il fallait vérifier
avant de se lancer dans une solution adaptée. Elle envisagea même
de solliciter d'autres fées au sein d'une commission de réflexion.
Mais les demoiselles étaient à bout de force, on la pria de hâter
le mouvement et de se passer de conseils.
Morgane
faillit se contrarier de cet empressement si discourtois.
Heureusement la bonne fée avait bon caractère, c'est ce qui la
distingue de ses rivales, les sorcières. Elle comprit que ces
pauvres gens n'en pouvaient plus. Elle réclama alors qu'on fît
grand silence pour se concentrer et trouver enfin la solution à ce
douloureux problème.
C'est
après une transe de 7 jours et 7 nuits qu'elle s'écria dans une
curieuse expression qui attestait du déclin des croyances celtes :
« Bon Dieu, mais c'est bien sûr ! » Les témoins de la
scène en furent particulièrement choqués. Le ton tout comme le
propos n'était guère en faveur de la dame. Fort heureusement, la
chose resta confidentielle et je me permets aujourd'hui de la révéler
car depuis longtemps Morgane a fait valoir ses droits à la retraite
des fées.
Morgane
donc se leva et prit la parole d'une voix redevenue douce : «
Que le plus habile de vos charpentiers me construise un bateau en
tout point parfait. Je le veux fait du bois d'un noyer. Que le plus
adroit de vos « tresseurs » de lin me fasse un magnifique
épervier aux mailles en forme de quartier de Lune. Que le plus
expérimenté de vos capitaines me fasse don de sa personne ! »
Si
pour les deux premières exigences, il n'était pas difficile de
trouver candidat à la tâche, pour la dernière demande de Morgane,
le recrutement ne fut pas des plus simples. Morgane avait bien
vieilli et les capitaines qu'on disait Gouvernor à l'époque
n'étaient pas disposés à se donner à cette étrange femme. Les
mariniers sont bien plus hardis en paroles que dans les actes. Ne
leur en faisons pas grief, ils ne doivent pas être les seuls !
Finalement,
le volontaire fut désigné lors d'un concours de plate. Le moins
rapide dut faire don de son âme à la bonne fée Morgane. Jamais
plus on ne le revit quand le bateau et le filet furent achevés. Il
embarqua avec sa nouvelle maîtresse une nuit sans lune. Ceux qui
assistèrent à ce départ nocturne prétendent que la fée était à
la proue du navire et lançait de temps en temps son filet dans la
Loire.
Elle
le remontait d'un geste magnifique et bien qu'il n'y eût nulle prise
dans cet étrange épervier, elle semblait y plonger ses mains pour y
prendre délicatement une chose invisible qu'elle lançait vers les
étoiles. À chaque fois, on voyait dans le même temps une sorcière
suivre ce mouvement et disparaître à tout jamais.
Puis
le bateau de Morgane et de son capitaine aux anges disparut à tout
jamais. Bientôt dans le pays, les jeunes filles retrouvèrent le
sommeil et purent de nouveau songer à se marier. Plus jamais une
sorcière ne vint hanter les rives de notre Loire. On prétend, sans
jamais l'avoir vérifié, que Morgane et son capitaine avaient pêché
toutes les âmes des pauvres mariniers noyés.
Il
est possible que vous voyiez, une nuit étrange, sur l'eau, avancer
sans bruit un bateau étrange. Si une femme est à sa proue avec un
filet à la main, signez-vous et éloignez-vous. C'est sans doute
Morgane qui reprend du service. C'est le signe, hélas, que sur la
rivière, quelque part un pauvre bougre a perdu la vie ! Ne la
dérangez pas, nous ne voudrions pas que les sorcières reviennent
tourmenter les de plus en plus rares jeunes filles pures !
Je
devine que vous êtes peu nombreux à croire à mon histoire. Je ne
vous en veux pas, les temps ne sont plus aux mystères et aux
sortilèges. Cependant, pour ne pas que d'autres que vous, un jour
aient à vérifier mes dires, évitez si vous ne la connaissez pas
bien de vous baigner dans notre Loire. Il ne faudrait pas que
Morgane reprenne du service par la faute de votre imprudence. C'est
bien la seule vérité qu'il vous faudra admettre.
Morganement
sien.
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