lundi 8 juin 2020

L'étrange dame à l'épervier



La Loire et ses fantômes



Il y a bien longtemps, sur la rivière Loire, les femmes qui restaient au port avaient grande crainte de ne jamais revoir leur mari. Malheur à celle qui avait la douleur de ne pas le voir revenir. Plus grand effroi encore si le pauvre bougre périssait noyé. Si ses compagnons ne retrouvaient pas le corps, la dame savait qu'à la prochaine lune, elle deviendrait à son tour une âme en peine, une sorcière hantant les eaux et les berges.

Les soirs de brume quand la rivière grondait, on entendait bien des plaintes et d'étranges bruits. Les veuves inconsolées faisaient grand raffut dans l'espoir insensé de retrouver le corps de leur marinier. Pour beaucoup d'entre elles, le pauvre homme était depuis bien longtemps devenu nourriture à toutes les créatures du fleuve. Elles n'avaient plus d'espoir et pour se venger de cette terrible destinée, elles hantaient les rêves des jeunes filles à marier.

Les malheureuses étaient si nombreuses que les nuits de nos « charlusettes » devenaient de plus en plus délicates. Elles avaient mille tourments et folles démangeaisons. Les jeunes filles du pays Liger ne parvenaient pas à trouver le repos. Les sorcières du fleuve étaient bien méchantes !

L'affaire n'avait que trop duré. Il fallait plus grande magie encore pour sortir de ce terrible sortilège. Nous sommes en un temps où les hommes savaient trouver dans les forces obscures bien des ressources. Ce que la Loire avait fait, elle pouvait tout aussi bien le défaire. Puisque des sorcières étaient en cause, il fallait quérir les services d'une bonne fée.

Les gens de la Loire d'en-bas se tournèrent tout naturellement vers la bonne fée Morgane. Elle aimait la Loire tout autant que sa Bretagne. Elle accepta sans se faire prier d'user de ses pouvoirs pour régler l'insomnie de toutes les pucelles. Quelques gaillards avaient bien eux aussi une solution à ce mal des nuits. Mais comment retrouver le sommeil quand on a perdu sa fleur ? Seule la bonne fée pouvait briser le maléfice.

Morgane examina longtemps le fond du problème. Les âmes naïves pensaient qu'il suffit d'une formule magique, d'une pincée de poudre magique pour que les fées résolvent les problèmes les plus ténébreux. Que nenni. Il leur faut, tout comme pour les humains, mener une observation attentive et précise du contexte. Chaque miracle suppose une compréhension parfaite du dossier et une réponse appropriée. Le métier de fée n'est pas si simple !

Morgane passa de longues journées à mener son enquête, à pousser ses investigations sur toutes les rives de notre Loire. Elle établit un rapport détaillé, posa des conclusions qu'il fallait vérifier avant de se lancer dans une solution adaptée. Elle envisagea même de solliciter d'autres fées au sein d'une commission de réflexion. Mais les demoiselles étaient à bout de force, on la pria de hâter le mouvement et de se passer de conseils.

Morgane faillit se contrarier de cet empressement si discourtois. Heureusement la bonne fée avait bon caractère, c'est ce qui la distingue de ses rivales, les sorcières. Elle comprit que ces pauvres gens n'en pouvaient plus. Elle réclama alors qu'on fît grand silence pour se concentrer et trouver enfin la solution à ce douloureux problème.

C'est après une transe de 7 jours et 7 nuits qu'elle s'écria dans une curieuse expression qui attestait du déclin des croyances celtes : « Bon Dieu, mais c'est bien sûr ! » Les témoins de la scène en furent particulièrement choqués. Le ton tout comme le propos n'était guère en faveur de la dame. Fort heureusement, la chose resta confidentielle et je me permets aujourd'hui de la révéler car depuis longtemps Morgane a fait valoir ses droits à la retraite des fées.

Morgane donc se leva et prit la parole d'une voix redevenue douce : «  Que le plus habile de vos charpentiers me construise un bateau en tout point parfait. Je le veux fait du bois d'un noyer. Que le plus adroit de vos « tresseurs » de lin me fasse un magnifique épervier aux mailles en forme de quartier de Lune. Que le plus expérimenté de vos capitaines me fasse don de sa personne ! »

Si pour les deux premières exigences, il n'était pas difficile de trouver candidat à la tâche, pour la dernière demande de Morgane, le recrutement ne fut pas des plus simples. Morgane avait bien vieilli et les capitaines qu'on disait Gouvernor à l'époque n'étaient pas disposés à se donner à cette étrange femme. Les mariniers sont bien plus hardis en paroles que dans les actes. Ne leur en faisons pas grief, ils ne doivent pas être les seuls !

Finalement, le volontaire fut désigné lors d'un concours de plate. Le moins rapide dut faire don de son âme à la bonne fée Morgane. Jamais plus on ne le revit quand le bateau et le filet furent achevés. Il embarqua avec sa nouvelle maîtresse une nuit sans lune. Ceux qui assistèrent à ce départ nocturne prétendent que la fée était à la proue du navire et lançait de temps en temps son filet dans la Loire.

Elle le remontait d'un geste magnifique et bien qu'il n'y eût nulle prise dans cet étrange épervier, elle semblait y plonger ses mains pour y prendre délicatement une chose invisible qu'elle lançait vers les étoiles. À chaque fois, on voyait dans le même temps une sorcière suivre ce mouvement et disparaître à tout jamais.

Puis le bateau de Morgane et de son capitaine aux anges disparut à tout jamais. Bientôt dans le pays, les jeunes filles retrouvèrent le sommeil et purent de nouveau songer à se marier. Plus jamais une sorcière ne vint hanter les rives de notre Loire. On prétend, sans jamais l'avoir vérifié, que Morgane et son capitaine avaient pêché toutes les âmes des pauvres mariniers noyés.

Il est possible que vous voyiez, une nuit étrange, sur l'eau, avancer sans bruit un bateau étrange. Si une femme est à sa proue avec un filet à la main, signez-vous et éloignez-vous. C'est sans doute Morgane qui reprend du service. C'est le signe, hélas, que sur la rivière, quelque part un pauvre bougre a perdu la vie ! Ne la dérangez pas, nous ne voudrions pas que les sorcières reviennent tourmenter les de plus en plus rares jeunes filles pures !

Je devine que vous êtes peu nombreux à croire à mon histoire. Je ne vous en veux pas, les temps ne sont plus aux mystères et aux sortilèges. Cependant, pour ne pas que d'autres que vous, un jour aient à vérifier mes dires, évitez si vous ne la connaissez pas bien de vous baigner dans notre Loire. Il ne faudrait pas que Morgane reprenne du service par la faute de votre imprudence. C'est bien la seule vérité qu'il vous faudra admettre.

Morganement sien.


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