dimanche 21 juin 2020

La dame aux dés d'argent !


La boîte à ouvrage s'est refermée pour toujours.





Bernadette nous a quittés au crépuscule de la plus longue journée de l'année. La vie lui a fait le dernier cadeau, de s'en aller sans vraiment trop attendre. Elle qui depuis longtemps voulait rejoindre celui qui s'était éteint il y a déjà trente et un ans, son cher époux; notre père, votre grand père que vous n'avez jamais connu.

Tout a commencé en 1922, dans un pays de cocagne, un monde d'enfance qu'elle ne quittera jamais. L'affection des siens, de cette famille soudée autour d'une terre de Beauce qu'il fallait travailler. Un père vénéré comme un véritable Dieu, une mère courage qu'elle suppléait pour élever ses deux frères et ses trois sœurs. Ainée des filles, sa vie sera vouée au service et au travail.

Elle n'eut guère le temps de se consacrer à l'école. Elle avait tant à faire pour tenir la maison. Bien vite elle se mit à manier l'aiguille et débuta un apprentissage à Oucques la Joyeuse auprès d'une couturière qui lui traça sa vie. Même si elle ne termina pas sa formation, elle avait tout appris et gardera sa vie entière cette adresse inimitable de l'aiguille qui court sur une grande variété d'étoffes.

De la Haie Malterre à la Joignière, la famille a vécu au rythme des travaux de la ferme. Une guerre mondiale est venue perturber le cours des choses pourtant si tranquilles. Robert et Ness, deux réfractaires au travail obligatoire en cette Allemagne honnie, s'y sont cachés, partageant les peines, les travaux et la pitance, en ces temps difficiles. L'un d'eux eut sa préférence et le gars Robert épousa Bernadette.

De cette union secrète naquit un peu vite peut-être, votre tante Jacqueline. Le jeune couple a connu les débuts difficiles de la reconstruction avec le départ vers Sully sur Loire où il s'installa. Il ouvrit pignon sur rue. L'après-guerre était un temps hostile, les restrictions, la désolation et pourtant, une solidarité sincère soudaient ceux qui avaient échappé au chaos..

La boutique s'agrandit au fil des reconversions. Le bourrelier qu'on payait une fois l'an se fit sellier. Il devint par la suite matelassier et l'expansion aidant, devint tapissier. Bernadette suivit le mouvement, du matin au soir, elle était à son ouvrage. Cent fois sur le métier, elle créa des merveilles, merveilles de patience et de précision ; couvre-pieds en duvet et double-rideaux soyeux.

L'aiguille courait sur le tissu et la ville entière venait converser auprès de la couseuse accueillante. Elle abandonna un temps son travail pour donner sur le tard, un frère et une sœur à Jacqueline qui trouva un jeune homme pour l'aider à pousser la voiture d'enfant. Le premier arrivé des deux tardillons causa à Bernadette bien du tracas et des ennuis de santé qui allaient l'accompagner tout au long de sa vie.

Bernard et Christine profitèrent pourtant des années dorées. Un commerce prospère, une vie plus facile, la première télévision et la première auto. Une estafette qui devint La terrible pour sillonner la route. Un camping Car avant l'heure qui nous permit de découvrir la mer et retrouver le compagnon de cachette du côté de Fougères.

C'est le travail qui tenait Bernadette. Jamais inoccupée, elle s'activait de l'aube au crépuscule sur l'aiguille ou la serpillière. Elle était de ces femmes qu'on dit d'intérieur. Nul loisir, nulle sortie, le labeur était toute sa vie et le restera jusqu'à la fin.

Elle eut la douleur de perdre trop tôt son Robert. Avant qu'il n'atteigne la soixantaine, le cœur lui manqua. Elle dût garder le cap, conserver la boutique, faire bonne figure dans ce magasin bien trop grand. Elle a tenu courageusement plusieurs années, loin de ses enfants. Mais le commerce déclinait, cela ne pouvait plus durer. La mort dans l'âme, elle abandonna cette immense bâtisse, porte de la ville historique.

Elle eut alors le bonheur de sa vie. Ses petits-enfants arrivèrent dans la ronde. Ils allaient donner un sens à cette dernière partie de son existence qu'elle terminera à Saint jean de Braye.

La rue des œillets remplaça le boulevard du Champ de Foire. Au creux de sa maisonnette, elle reçut ses petits-enfants. À chaque problème de santé, de garde ou de sortie nocturne, elle se faisait nourrice bienveillante, grand-mère gâteau et mamie affectueuse mais un peu trop soucieuse.

Sa vie se régla aux rythmes de sa descendance. Travaux de couture en premier lieu pour eux mais aussi généreusement offerts à tout le quartier, les amis des amis, le rugby de son fils et tous ceux qui passaient par-là. Le stock inépuisable de la boutique sullyloise permettait des miracles,
l'ingéniosité de maman étant sans pareille.

Elle aimait réunir la famille Duraton chez l'un de ses enfants avec Jean Marie, Jeno et Anne leurs maris et femme. Et par dessous-tout, son plus grand bonheur par ordre d'entrée en scène :
« Tristan, Xavier, Lucille, Marie et Héloïse »

Les aléas de santé jalonnèrent son parcours. Il fallut refaire les deux hanches et les articulations du pouce usées par les travaux d'aiguille. Les prothèses succédèrent aux coups durs. Elle se faisait alors apprécier par sa gentillesse de tout le personnel des cliniques et des maisons de repos où elle séjourna souvent.

Tant bien que mal, elle se remettait au travail. Seule dans sa maison, elle tenait le cap et gardait le sourire pour tous les visiteurs en quête d'un menu service de voisinage. Pour les siens seulement, elle montrait parfois triste mine quand les douleurs dominaient sa volonté fragilisée par cette ombre profonde qu'on nomme dépression. Le quotidien se faisait morose le temps d'un nouveau traitement.

L'action la remettait en selle. Un service, des travaux de couture, le repas dominical pour ses petits enfants lui permirent d'égrainer les ans pour ne jamais rester à ne rien faire ! Son quotidien se peupla de personnes serviables qui chaque matin partageaient ses confidences et son incontournable part de gâteau au yaourt. Elles s'offraient une pause au milieu de leurs missions ménagères. Bernadette était hospitalière pour toutes celles qu'elle appelait « ses filles ! ».

Entourée elle le fut même si elle était, parfois exigeante. Elle trouva ses bâtons de vieillesse, sa famille resta à ses côtés et dans sa maisonnette, elle termina sa vie.

Sa santé déclinait, elle s'offrit son unique véhicule. Un escalier électrique pour monter se coucher. Chaque jour néanmoins, elle s'activait au-delà du raisonnable, le balai à la main ou dans son petit jardin. Aucun nettoyage ne la faisait reculer, même si, elle l'avouait bien souvent :
« Je ne peux plus courir …. ! »

Les pauses sur son fauteuil Voltaire étaient plus nombreuses. Le souffle court et les douleurs diffuses préfiguraient l'issue douloureuse. Elle n'eut plus le cœur d'attendre que ses petits enfants lui offrent le bonheur de devenir arrière grand-mère. Il lâcha au premier jour de l'été, cette saison qu'elle redoutait tant pour de multiples raisons !

Nous n'aurons jamais plus ses pommes de terre sautées ni ne retrouverons le rituel de la boîte à ouvrage ouverte pour des travaux d'aiguilles en fin de repas. C'est un point final qui se noue aujourd'hui et l'heure est venue hélas, de lui dire « Adieu ! »

À Ma Mère que par un curieux mystère je n'ai jamais su appeler maman …

SON FILS

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