La
boîte à ouvrage s'est refermée pour toujours.
Bernadette nous a quittés
au crépuscule de la plus longue journée de l'année. La vie lui a
fait le dernier cadeau, de s'en aller sans vraiment trop attendre.
Elle qui depuis longtemps voulait rejoindre celui qui s'était éteint
il y a déjà trente et un ans, son cher époux; notre père, votre
grand père que vous n'avez jamais connu.
Tout a commencé en 1922,
dans un pays de cocagne, un monde d'enfance qu'elle ne quittera
jamais. L'affection des siens, de cette famille soudée autour d'une
terre de Beauce qu'il fallait travailler. Un père vénéré comme un
véritable Dieu, une mère courage qu'elle suppléait pour élever
ses deux frères et ses trois sœurs. Ainée des filles, sa vie sera
vouée au service et au travail.
Elle n'eut guère le temps
de se consacrer à l'école. Elle avait tant à faire pour tenir la
maison. Bien vite elle se mit à manier l'aiguille et débuta un
apprentissage à Oucques la Joyeuse auprès d'une couturière qui lui
traça sa vie. Même si elle ne termina pas sa formation, elle avait
tout appris et gardera sa vie entière cette adresse inimitable de
l'aiguille qui court sur une grande variété d'étoffes.
De la Haie Malterre à la
Joignière, la famille a vécu au rythme des travaux de la ferme. Une
guerre mondiale est venue perturber le cours des choses pourtant si
tranquilles. Robert et Ness, deux réfractaires au travail
obligatoire en cette Allemagne honnie, s'y sont cachés, partageant
les peines, les travaux et la pitance, en ces temps difficiles. L'un
d'eux eut sa préférence et le gars Robert épousa Bernadette.
De cette union secrète
naquit un peu vite peut-être, votre tante Jacqueline. Le jeune
couple a connu les débuts difficiles de la reconstruction avec le
départ vers Sully sur Loire où il s'installa. Il ouvrit pignon sur
rue. L'après-guerre était un temps hostile, les restrictions, la
désolation et pourtant, une solidarité sincère soudaient ceux qui
avaient échappé au chaos..
La boutique s'agrandit au
fil des reconversions. Le bourrelier qu'on payait une fois l'an se
fit sellier. Il devint par la suite matelassier et l'expansion
aidant, devint tapissier. Bernadette suivit le mouvement, du matin au
soir, elle était à son ouvrage. Cent fois sur le métier, elle créa
des merveilles, merveilles de patience et de précision ;
couvre-pieds en duvet et double-rideaux soyeux.
L'aiguille courait sur le
tissu et la ville entière venait converser auprès de la couseuse
accueillante. Elle abandonna un temps son travail pour donner sur le
tard, un frère et une sœur à Jacqueline qui trouva un jeune homme
pour l'aider à pousser la voiture d'enfant. Le premier arrivé des
deux tardillons causa à Bernadette bien du tracas et des ennuis de
santé qui allaient l'accompagner tout au long de sa vie.
Bernard et Christine
profitèrent pourtant des années dorées. Un commerce prospère, une
vie plus facile, la première télévision et la première auto. Une
estafette qui devint La terrible pour sillonner la route. Un camping
Car avant l'heure qui nous permit de découvrir la mer et retrouver
le compagnon de cachette du côté de Fougères.
C'est le travail qui tenait
Bernadette. Jamais inoccupée, elle s'activait de l'aube au
crépuscule sur l'aiguille ou la serpillière. Elle était de ces
femmes qu'on dit d'intérieur. Nul loisir, nulle sortie, le labeur
était toute sa vie et le restera jusqu'à la fin.
Elle eut la douleur de
perdre trop tôt son Robert. Avant qu'il n'atteigne la soixantaine,
le cœur lui manqua. Elle dût garder le cap, conserver la boutique,
faire bonne figure dans ce magasin bien trop grand. Elle a tenu
courageusement plusieurs années, loin de ses enfants. Mais le
commerce déclinait, cela ne pouvait plus durer. La mort dans l'âme,
elle abandonna cette immense bâtisse, porte de la ville historique.
Elle eut alors le bonheur
de sa vie. Ses petits-enfants arrivèrent dans la ronde. Ils allaient
donner un sens à cette dernière partie de son existence qu'elle
terminera à Saint jean de Braye.
La rue des œillets
remplaça le boulevard du Champ de Foire. Au creux de sa maisonnette,
elle reçut ses petits-enfants. À chaque problème de santé, de
garde ou de sortie nocturne, elle se faisait nourrice bienveillante,
grand-mère gâteau et mamie affectueuse mais un peu trop soucieuse.
Sa vie se régla aux
rythmes de sa descendance. Travaux de couture en premier lieu pour
eux mais aussi généreusement offerts à tout le quartier, les amis
des amis, le rugby de son fils et tous ceux qui passaient par-là. Le
stock inépuisable de la boutique sullyloise permettait des miracles,
l'ingéniosité de maman
étant sans pareille.
Elle aimait réunir la
famille Duraton chez l'un de ses enfants avec Jean Marie, Jeno et
Anne leurs maris et femme. Et par dessous-tout, son plus grand
bonheur par ordre d'entrée en scène :
« Tristan, Xavier, Lucille,
Marie et Héloïse »
Les aléas de santé
jalonnèrent son parcours. Il fallut refaire les deux hanches et les
articulations du pouce usées par les travaux d'aiguille. Les
prothèses succédèrent aux coups durs. Elle se faisait alors
apprécier par sa gentillesse de tout le personnel des cliniques et
des maisons de repos où elle séjourna souvent.
Tant bien que mal, elle se
remettait au travail. Seule dans sa maison, elle tenait le cap et
gardait le sourire pour tous les visiteurs en quête d'un menu
service de voisinage. Pour les siens seulement, elle montrait parfois
triste mine quand les douleurs dominaient sa volonté fragilisée par
cette ombre profonde qu'on nomme dépression. Le quotidien se faisait
morose le temps d'un nouveau traitement.
L'action la remettait en
selle. Un service, des travaux de couture, le repas dominical pour
ses petits enfants lui permirent d'égrainer les ans pour ne jamais
rester à ne rien faire ! Son quotidien se peupla de personnes
serviables qui chaque matin partageaient ses confidences et son
incontournable part de gâteau au yaourt. Elles s'offraient une pause
au milieu de leurs missions ménagères. Bernadette était
hospitalière pour toutes celles qu'elle appelait « ses filles ! ».
Entourée elle le fut même
si elle était, parfois exigeante. Elle trouva ses bâtons de
vieillesse, sa famille resta à ses côtés et dans sa maisonnette,
elle termina sa vie.
Sa santé déclinait, elle
s'offrit son unique véhicule. Un escalier électrique pour monter se
coucher. Chaque jour néanmoins, elle s'activait au-delà du
raisonnable, le balai à la main ou dans son petit jardin. Aucun
nettoyage ne la faisait reculer, même si, elle l'avouait bien
souvent :
« Je ne peux plus courir ….
! »
Les pauses sur son fauteuil
Voltaire étaient plus nombreuses. Le souffle court et les douleurs
diffuses préfiguraient l'issue douloureuse. Elle n'eut plus le cœur
d'attendre que ses petits enfants lui offrent le bonheur de devenir
arrière grand-mère. Il lâcha au premier jour de l'été, cette
saison qu'elle redoutait tant pour de multiples raisons !
Nous n'aurons jamais plus
ses pommes de terre sautées ni ne retrouverons le rituel de la boîte
à ouvrage ouverte pour des travaux d'aiguilles en fin de repas.
C'est un point final qui se noue aujourd'hui et l'heure est venue
hélas, de lui dire « Adieu ! »
À Ma Mère que par un
curieux mystère je n'ai jamais su appeler maman …
SON FILS
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