Quand
l'amour vous fait perdre la tête.
Il
était une fois en bord de Loire un modeste village à l'écart des
richesses de ce monde. On y vivait chichement. Les gens de ce pays
étaient des Valerots, habitants d'une modeste vallée soumise
régulièrement aux assauts de la rivière. Sur l'autre rive, les
Berlots ignoraient les rigueurs de la pauvreté. Ils profitaient du
commerce fluvial, récoltaient la vigne et s'enrichissaient aussi
vite que ceux d'en face s'appauvrissaient.
C'est
ainsi qu'en cette époque lointaine, la Révolution n'avait pas
réduit les inégalités de la nature ou de la destinée. L'a t-elle
fait un jour ? Ceci est une autre histoire qu'il ne nous appartient
pas de juger ici. Nous avons mieux à faire que de nous soucier de
telles préoccupations d'autant plus qu'en cette année 1795, les
paysans ont encore à souffrir d'un hiver terrible.
Celui
de 1788 n'était pas encore oublié qu'il fallait supporter des
rigueurs plus effroyables encore. On se souvenait des montagnes de
glace, des arbres se fendant sous l'effet du gel, des terres qui ne
voulaient plus rien donner. Il fallait encore supporter de pareils
assauts. La vie était un long fleuve de larmes de ce côté-ci de la
rivière …
Aux
rigueurs climatiques, il fallait encore ajouter les folies des
hommes. Le village avait largement payé son tribut à la ponction
des hommes. Les agents de ce qu'on appelait encore la Royale avaient,
à force de boissons et de menteries, convaincu bien des pauvres
bougres de s'engager sur les bateaux de guerre qui allaient libérer
la Nouvelle Angleterre.
Ils
furent nombreux à partir, bien peu à revenir et certains en bien
piteux état. Il leur manquait un membre à moins qu'ils n'aient
perdu la raison. Dans l'église du village où se dénouera
l'histoire que nous allons enfin vous conter, un exvoto étrange
rappelle cette douloureuse mémoire. Un navire de guerre puissamment
armé, un 3 mâts et ses 120 canons, trônent en guise de prière au
dessus de la nef.
C'est
encore sous cette maquette que se déroulera le drame qui va enfin
nous occuper. Mariette est une paysanne, belle et attirante, la
langue aussi pendue qu'elle met du cœur à l'ouvrage pour subvenir
aux besoins de ses vieux parents. Elle a tant à faire que malgré
ses attraits qui font tourner plus d'un regard concupiscent, elle n'a
guère de temps pour se préoccuper de la bagatelle ou des promesses
de mariage.
Parmi
ses soupirants silencieux, il y avait un sabotier, aussi adroit de
ses mains que malhabile de sa langue. Jamais le pauvre Marcel n'osa
lui avouer sa flamme, une passion fort incommode quand on fait
commerce du bois. Un jour pourtant, Mariette ne pouvant faire
autrement, fut contrainte de mander à Marcel une paire de sabots
neufs.
La
dépense était considérable pour elle. Elle n'avait d'autre choix
de la faire, ne pouvant aller nus pieds de par les champs et les
chemins. Elle choisit le modèle le plus simple, le seul qu'elle
pouvait s'offrir au prix de nombreux sacrifices. C'est du moins ce
qu'elle avait réclamé … Marcel quant à lui avait les yeux de
l'amour pour la belle.
Timide
et taiseux, il mit toute sa passion dans ces modestes sabots. Il
choisit le bois le plus solide, il les creusa avec amour et lui
dessina des formes que jamais on n'avait vu dans la contrée. Quand
Mariette revint chercher sa commande, elle ne fut pas dupe. Elle
comprit le message que le sabotier lui envoyait, d'autant que le prix
réclamé n'avait aucun rapport avec la qualité des souliers.
Pourtant
l'heure n'était pas au batifolage. La rigueur des temps contraignait
chacun à user de toutes les ressources pour trouver un peu de
pitance. La famine menaçait. Il fallait trouver de quoi manger et
cela occupait fort Mariette et tous les autres du village. Jamais
misère plus cruelle n'avait frappé le pays Valerot. On espérait
même quelques gestes de compassion des voisins Balots.
C'est
dans ce contexte douloureux que la nouvelle République imposa un
impôt aussi injuste que terrible. La colère fut à son comble
quand, en dépit des rapports et des requêtes, le receveur
impitoyable vint réclamer son dû au nom d'un état qui n'a jamais
entendu les plaintes des plus humbles. Malgré le contexte
révolutionnaire, c'est dans l'église qu'une assemblée de 1 500
villageois se regroupa pour exprimer sa colère et son incapacité de
payer l'impôt inique.
Mariette était l'une des plus virulentes du lot. Elle était dans
une rage que seule la misère peut expliquer. Elle élevait la voix,
injuriant celui qui voulait achever de les ruiner. Le receveur se
montrait si arrogant que la pauvre Mariette perdit tout contrôle.
Elle empoigna l'un de ses sabots tout neuf. Elle l'éleva au-dessus
de sa tête et en frappa le receveur d'un coup si violent que l'homme
en mourut ! Jamais il faut le reconnaître, Marcel n'avait fait des
sabots aussi parfaits …
La
suite, hélas, ne se soucia ni du contexte ni de l'amour. La pauvre
fut prise et emportée par les gardes républicains. Malgré les
doléances et les plaintes de toute la paroisse, Mariette fut jugée
à la hâte et c'est pieds nus qu'elle monta sur l'échafaud. L'amour
secret du pauvre Marcel lui avait fait perdre la tête. Elle appliqua
à la lettre cette étrange expression et jamais plus elle n'eut la
crainte des lendemains difficiles.
L'impôt
fut perçu, rien n'arrête jamais une décision de la puissance
publique. Marcel resta inconsolable même si la mort du receveur fit
beaucoup pour la réputation de ses sabots. Son artisanat fut
prospère, il n'en vendit plus qu'il n'en pouvait faire sans jamais
profiter de cette manne financière. Il n'avait plus le cœur à
rire, Mariette n'était plus là pour remplir son bas de laine …
Voilà
mon histoire est terminée. Il est bien difficile d'en établir une
morale. Que l'amour fasse perdre la tête, nul n'en a jamais douté.
Que la faim soit un argument frappant, les hommes raisonnables ne le
remettent pas en cause mais il est plus sage de ne jamais viser la
tête, les responsables de cette odieuse injustice. C'est toujours
les humbles qui en paient les sabots cassés !
Fiscalement
vôtre.
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