Les affres de la différence.
Bonjour les enfants, j’aimerais vous conter mon histoire pour que vous en tiriez des enseignements pour votre vie future. Il vous appartiendra de choisir votre voie, de savoir ce que vous voulez devenir plus tard. Je n’ai pas à vous influencer, simplement à éclairer votre lanterne, qu’en conscience vous vous déterminiez à votre tour quand l’heure du choix s’imposera à vous.
Je suis né sur la paille, non pas que ma mère fut sans ressource mais tout simplement parce qu’elle était l’une des brebis de notre éleveur. Mon père ne se souciait guère de ce rejeton de plus. En bon bélier qu’il était, il pratiquait une polygamie forcenée. Certains d’ailleurs prétendent que c’est pourquoi, nous les petits agneaux de lait sommes souvent promis au sacrifice....
Quand ma mère me vit, ce fut pour elle un choc. Elle dut repousser le désir de ne pas tendre ses mamelles, elle avait un pressentiment, une réticence que fort heureusement elle surmonta, l’instinct maternel prenant vite le dessus sur les réflexions que lui firent les commères qui assistèrent à sa mise-bas. Chez les caprins, les naissances se passent fort bien du vétérinaire.
Je n’ai pas eu immédiatement conscience de ma différence. Je buvais avidement son lait, ma mère était alors mon unique repère. C’est quand j’ai commencé à quitter le giron maternel que vinrent les premières blessures de mes congénères, les agneaux de l’année. Je me retrouvai mis à l’écart de leurs joyeuses cavalcades. Ils me repoussaient, me tournaient systématiquement le dos sans que je comprenne pourquoi.
La solitude ne me pesa pas. Je me mis à observer différemment le troupeau, les relations qui s’établissaient avec notre berger, un brave homme certes mais qui avait de terribles intentions à notre endroit. J’avais remarqué que ce n’était pas que par bonté d’âme qu’il nous nourrissait et nous soignait. Quand je compris le prix que nous devions payer pour ses services, j’en eus des frissons dans le dos… Il est vrai qu’il venait de me tondre !
J’eus beau tenter d’expliquer à mes frères et sœurs ce que j’avais compris du sort qui nous était promis, ils me rirent au museau, me mirent au ban du troupeau. Une fois encore, je ne comprenais pas ce qui me valait ce traitement, cette malveillance même à mon égard. Qu’importe, j’étais jeune, en bonne santé, l’herbe de nos prés bien grasse et la bergerie des plus confortables.
Lorsque nous rentrions le soir dans nos murs protecteurs, je m’étonnai qu’on ne passe pas la nuit dehors, libres et insouciants. Je découvris que le berger souhaitait ainsi nous réunir pour nous raconter des histoires à dormir debout. Il se mettait au centre du troupeau, son chien se couchait à ses pieds. Il réclamait le silence puis se lançait dans des histoires extraordinaires.
Elles commençaient toujours de manière fort agréable. Le décor était champêtre, les moutons vivaient heureux, entourés qu’ils étaient de l’affection d’humains bienveillants. Dans le troupeau, il y avait toujours un plus intrépide, moins discipliné que les autres qui s’égarait, allait se perdre dans la montagne ou bien la forêt. Puis le récit devenait plus sombre, le chien se levait, dressait ses poils, montrait des crocs tandis que son maître décrivait le loup puis le combat désespéré que livrait l’agneau perdu. Quand il finissait par succomber aux attaques de la bête féroce, le chien choisissait l’un de nous pour le mordre cruellement à la patte.
Progressivement dans le troupeau, la peur du loup gagna tous les esprits crédules. J’étais le seul à ne pas donner crédit à ces sornettes. C’est sans doute pourquoi, à plusieurs reprises, c’est moi que le chien choisissait pour illustrer la chute. Je percevais d’ailleurs dans le troupeau des ricanements, des airs entendus de satisfaction. C’était à croire que je fusse le bouc émissaire convenait à tout le monde. Il faut avouer qu’étant un jeune mâle plutôt costaud, je tenais à la perfection ce rôle.
Mon existence continua ainsi entre humiliations et mauvais coups. Toujours rejeté par les autres, j’avais beau les mettre en garde quand le berger avait de mauvaises intentions en tête, personne ne m’écoutait. Je prenais la tangente, j’avais appris à ne plus craindre son chien et encore moins ses histoires de loup. Quand il effrayait tous mes semblables en leur faisant croire qu’un monstre sortait du bois afin que la bande apeurée se précipite à la bergerie, je les laissais filer pour se faire tondre ou pour une sélection à destination de l’abattoir et je passais la nuit dehors.
Le berger avait renoncé à me faire entendre raison. Je pense aussi qu’il voyait en moi, une tête de cochon certes, mais les promesses d’un reproducteur d’exception. Il avait évalué les avantages et les inconvénients de mon comportement. Son intérêt penchait vers la nécessité de me laisser librement aller avant que je remplace le vieux bélier fatigué de trop de saillies. La suite lui prouvera qu’il avait tort…
Lorsque j'atteignis l’âge de remplir le service qu’il attendait de moi, l’appel de la nature me donnant une vigueur que je ne soupçonnais pas, je sentis en moi des picotements intimes. Je m’approchai d’une brebis qui avait tout pour séduire un jeune bélier. Elle était belle, souple, bien élevée, propre et si douce que j’en étais secrètement amoureux depuis toujours.
Hélas, à mon approche, elle se sauva. Il en fut de même pour toutes les autres. Aucune y compris celles que le vieux bélier avait régulièrement délaissées n'acceptèrent que je remplisse ma mission. J’étais humilié sans véritablement comprendre les motifs de ce rejet systématique. Je ne voyais pas d’issue à ma triste situation.
Le berger de son côté avait remarqué le manège. Il voulait m’éliminer, réparer son erreur en donnant la place à un jeune bélier issu d’un troupeau voisin quand survint un incident qui bouleversa notre existence. Une brebis fut d’abord prise de démangeaisons, son comportement se fit ensuite plus étrange. Elle devenait folle la pauvresse sans que personne ne puisse calmer ses souffrances.
Le berger était horrifié. Il avait compris le drame qui touchait son troupeau. La pauvre bête avait la terrible Tremblante et le malheureux éleveur savait ce qu’il allait advenir. Deux jours plus tard, des camions arrivèrent près de la bergerie, des hommes masqués, gantés et vêtus de combinaison blanches sortirent des véhicules. J’avais compris…
Le berger flanqué de son chien comme toujours, un bâton en main se plaça au bout du champ. Je le vis de près, il avait des larmes aux yeux. C’est d’une voix étranglée qu’il cria « Au loup, au loup ! » tandis que son fidèle compagnon aboyait comme un demeuré en direction du bois voisin. Dans un même mouvement, tout le troupeau se précipita vers son trépas. Ils allèrent tous se blottir dans la bergerie où les attendaient les agents du ministère.
Je fus le seul à comprendre la manœuvre, à saisir ce qui se tramait. Je connaissais une faille dans l’enclos et sans que personne ne me vit, je me sauvai loin de ce pré. Comme personne n’accordait jamais attention à ce que je faisais, ce fut un jeu d’enfant que d’échapper au massacre qui allait suivre. Mes anciens compagnons furent tous électrocutés, jetés dans une grande fosse puis couverts de chaux vive. Dans la ferme se fit un silence terrible !
Je taillai la route, je traversai le village curieusement désert. Les autorités sanitaires avaient exigé que les habitants demeurent cloîtrés chez eux. C’est en passant devant la devanture du salon de coiffure que pour la première fois, j’aperçus mon reflet dans la glace. Ce que je vis me cloua sur place. Est-ce moi cet animal si différent de tous ceux avec lesquels j’avais grandi ?
Je fis quelques gestes pour me convaincre que ce reflet était bien moi. Il ne fallait pas en douter. J’étais tout noir, voilà pourquoi ils me rejetaient tous. Différent peut-être mais encore vivant je retrouvai mes esprits et filai à toutes jambes. Je m’enfonçai dans la montagne pour m’y cacher définitivement. Je n’avais rien à craindre. Ce n’est pas à moi qu’on raconte des sornettes.
Différemment vôtre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire