Un grand roman de Loire
Une ombre plane encore sur
la Loire, celle de mon ami Cailloute. Ici à la Binette comme de
Jargeau jusqu’à Fourneau, il était de ces hommes qui ont consacré
leur vie à leur chère rivière. Pêcheur, passeur, tireux de jars,
braconnier, buveur invétéré tout autant qu’amoureux fou de sa
Loire, j’ai eu le bonheur d’être son matelot, d’apprendre
notre Dame Liger en suivant son enseignement. J’ai envie de
partager à mon tour ce que m’apprit ce curieux personnage.
Mon père était médecin
major à l’hôpital de la Madeleine. C’est là qu’il a croisé
ce sacré lascar qui venait de se faire suriner par un de ses
comparses. La bête était rude, il survécut et pour remercier celui
qu’il l’avait sauvé, il proposa de m’enseigner la Loire. C’est
ainsi que je devins son matelot, moi fils de bourgeois, je fis
connaissance avec le si pittoresque petit peuple de la rivière.
La rivière, ce fut là ma
première leçon, bien loin de ce qu’on nous enseigne dans les
écoles. Je m’en souviens encore comme si c’était hier :
Nous
étions arrivés sur le quai à hauteur de l’école de natation et
comme nous nous étions arrêtés, attentifs aux exploits difficiles
de pêcheurs à la grande volée, Cailloute me confia :
- Faudra que j’t’enseigne, c’te pratique mon p’tit gars. Une fois qu’tu la connais tu sors tout ce que tu veux de la rivière.
- La rivière, interrompis-je, quelle rivière, monsieur ? Mais la Loire est un fleuve, voyons ! C’est le Loiret qui est une rivière.
- Fleuve ou rivière, je m’en fous proféra-t-il avec
autorité. Tout c’que j’sais, c’est qu’tout c’qu’y a
d’eau d’vant toi, ça s’appelle « la rivière ». Et j’te
conseille pas d’l’appeler autrement d’vant ceux qui sont à la
coule. Tu t’ferai prendre pour une bille.
Sot
que j’étais quand j’y pense, d’avoir pu croire que pour
satisfaire à la hiérarchie géographique, Cailloute et ses
semblables allaient nommer d’un mot masculin, cette Loire à
laquelle ils sont attachés d’une si âpre et si jalouse passion.
Maintenant qu’ils m’ont appris à dire « la rivière » avec
leur accent chantant, en insistant sur le son ouvert jusqu’à en
avoir la bouche pleine pour savourer la douceur de l’eau vive
jusque dans son nom, je revois tout le chemin que je parcourus jadis
sur les traces de Cailloute, toutes les étapes délicieuses et
délicates de mon initiation.
L’apprentissage
fut truculent, drôle, passionnant. Je découvrais un monde qui
vivait en marge des terriens, des culs terreux et autres
bourgeoisiaux. Il existait alors une confrérie, un noblesse de Loire
à laquelle Cailloute m’invita. Des gens pas toujours très
honorables, capables des pires extravagances, des folies et des abus
en tous genres. C’est sans doute à son côté que je devins un peu
rebelle comme la belle sur laquelle nous passions nos journées. J’ai
appris à son contact avec une gourmandise folle ...
D’abord
à connaître par le cœur ce vaste paysage plein de ciel et de vent
au milieu duquel divague la Loire, ce paysage que je n’affrontais
qu’en de rares circonstances dans de sages promenades et qui était
pour moi désert et comme schématique avant que je ne le connaisse.
Cailloute sut à la fois l’agrandir démesurément et le rétrécir
à ma mesure. Grâce à lui, toute cette vide étendue devint
fourmillante de noms et j’eus tôt fait de distinguer par leur
nomenclature ces grèves et ces rios monotones où les yeux des
profanes cherchent en vain un détail.
J’appris avec
ravissement qu’au débouché de pont de Vierzon le faux bras de
l’Île Charlemagne rejoint la Loire en un lieu dit : « l’Amérique
» ; qu’au Cabinet Vert succède l’Orbette, à l’Orbette le
Carré, au Carré le Port.
Outre les mouilles qui
tirent la plupart du temps leur nom de pays riverain, je sus les
appellations plus secrètes des cales, et là où les termes
manquaient, je pus, comme les mariniers, caractériser les régions
de la rivière par les particularités de son cours ou de son lit. Je
discernai les Roches Blanches, les Sables Mouvants, Les Failles, là
où je n’avais connu auparavant qu’une fleuve pour ainsi dire
anonyme sous un trop grand nom.
Cette extrême précision
me donna le sentiment des distances que j’évaluais mal autrefois
et me fit comprendre l’ampleur réelle de ces paysages dans
lesquels se limitait les regards. Mais aussi l’immensité se
trouvait répartie en cantons, et chacun d’eux vivait pour moi
d’une vie particulière grâce au jars, au sable des grèves, à
l’odeur du vent, à la couleur de l’eau.
J’érigeais ceux que
je préférai à l’exclusion de autres en autant d’empires
chimériques dont Cailloute et moi étions les souverains et que je
peuplais d’imaginaires aventures, comme si ma vie nouvelle n’avait
pas offert d'aliments suffisants à mon ardeur. Car, désormais,
durant mes loisirs, je ne quittais guère Cailloute.
La classe finie et mes devoirs bâclés, je prenais ma course vers l’Orbette. Je descendais sur la petite grève et je me faufilais jusqu’à la rivière sous les linges tourmentés de vent. J’avais souvent la chance d’y trouver Cailloute, quand il n’était pas là, je scrutais l’horizon pour y découvrir la silhouette familière de son bachot et je le hélais à pleine voix comme ceux qui voulaient passer la Loire.
En effet à ces nombreux
métiers, Cailloute joignait celui de passeur. Mais il ne l'exerçait
régulièrement que les dimanches et jours fériés pour transporter
les amateurs de l’Orbette à l’épi de la digue qui est un
endroit réputé pêchant. Les autres jours , Cailloute, occupé
qu’il était à tirer pour son compte, poisson ou sable, ne se
dérangeait guère qu’en l’honneur de ceux dont la voix et
l’allure lui revenait ...
Nous
allions souvent à la pêche entre Chécy et Bou, c’était même
devenu son repère quand il s'éprit à en devenir fou de la femme
d’un notaire de Chécy. Il décida même de se construire une
cabane sur une île pour tenter vainement de la garder. La Sandrine
était volage, il allait en perdre la tête. Mais ceci est une autre
histoire qui s’est perdue dans le grand méandre de la Loire.
Cailloute
m’emmenait aussi dans les grèves qui s’étendent de l’autre
côté du duît. Semées de flaques et coupées de rios, balayées
par le courant d’air de la Vallée, elles donnent l’illusion de
la mer. Une odeur de marée s’exhale d’elles ; au-dessus, les
mouettes font entendre leurs cris rouillés ; des courlis emplissent
par intervalles leurs lointains d’un chant nostalgique et sur le
sable les mulettes qui sont les moules d’eau douce, tracent de
capricieux festins à la recherche de l’eau qui baisse.
« Tu
vois dans ces flaques, il reste des poissons surpris par la décrue :
brochets, perches, blanchailles. Une vraie réserve pour bracos. Tu
comprends, pour les poissons pas moyen d’cavaler. Tout ça
s’boulotte, tu parles d’une bataille jusqu’à ce qu’il ne
reste que les gros ! Ceux qui échappent peuvent espérer pour
s’ensauver un petit mouvement d’crue sinon, les mouettes viennent
les crocher. Les anguilles sont plus fines, quand elles sentent que
ça risque de mal tourner, elles partent à la fraîcheur de la nuit
pour rejoindre le grand courant à travers les grèves. »
Je
l’aurais écouté ainsi des heures durant. Il savait tout de sa
rivière et me la donnait en héritage. Un merveilleux cadeau qu’il
me fit là et qui me permet de vous la faire découvrir à votre
tour. Je le revois encore, malgré le temps et toutes ces années
passée, quand il allait sur les flots :
« L’eau
chantait autour du bateau sa chanson des calmes nuits. Le remous de
l’arrière ne faisait guère plus de bruit qu’un cent
d’écrevisses dans un sac. Le long du bordage, le courant laissait
courir capricieusement ses doigts légers ; tantôt c’était un
frôlement, une caresse à peine appuyée qui arrachait au bois de
son bachot une sorte de plainte voluptueuse, tantôt il le heurtait
d’un choc net et sec. Parfois, sous l’effet d’un
contre-courant, une amarre se raidissait en geignant. Le vent
engendré par la masse d’eau de la rivière passait à travers le
sabord une petite brise qui trouvait Cailloute bercé par la Loire et
par son bateau. »
Mais
la rivière n’est pas que fille dolente. Elle a aussi ses colères,
ses emportements et là encore mon professeur n’hésitait pas à me
mettre à l’épreuve d’une Loire en furie :
« Un
jour, la Loire se mit à monter, lentement d’abord et comme
sournoisement, rongeant peu à peu les grèves et bouleversant leur
géographie connue avant de les effacer sous sa nappe égale. Sur les
bords, les enrochements étaient noyés et l’eau léchait déjà
les herbes sèches de la digue. Les premiers moutons apparurent,
avant coureur d’une forte crue. Cailloute vit se coller à son
bachot leurs flocons de mousse jaunâtre. Là-bas, dans la lointaine
Auvergne, la Loire avait atteint le niveau du banc de kaolin que son
vif courant bat en neige. Il emporte alors à sa surface ces grumeaux
pareils à de la crème fouettée qui finissaient par couvrir jusqu’à
l’horizon, l’étendue entière des flots. »
«
L’aube se levait. La lumière montait, la rivière blanchissait.
Toutes les cloches d’alentour se mirent à tinter subitement : Bou,
Sandillon, Saint Jean De Braye, Jargeau au loin et d’autres dans
les profondeurs du Val. La lumière semblait croître avec le son,
elle colorait l’eau d’un rose acide. Elle nous révélait des
rides légères que le vent du matin faisait courir à sa surface.
Les vibrations des cloches donnaient l’illusion de monter de la
rivière. Cailloute râlait. Quand le son des cloches s’éteignit,
nous l’entendîmes murmurer d’une voix que la mort noyait :
« La Rivière ! »
Il était enfin revenu à
son plus grand amour. Deux larmes rondes et vives comme du Mercure
coulèrent sur mes joues avant que d’aller tomber dans la Loire
pour y rejoindre à jamais mon ami Cailloute ! »
Rémy
Beaurieux
auteur de Cailloute
Rémy
Gabriel Antoine Beaurieux, né le 20 juin 1882 à Orléans. Il
est décédé en 1951. C’est un écrivain français qui a eu une
double inspiration. Tout d’abord, il a décrit avec amour
l'Orléanais, sa région natale, et fut un témoin attentif de la vie
au Maroc où il fut professeur et journaliste.
Cailloute,
« braconnier d’eau, roublard et fieffé coureur de jupons, passe
sa vie de bouges en troquets et quand il n’a rien de mieux à
faire, il se fait tireur de sable à l’Orbette ». Il est le
portrait robot des gens de Loire d’alors. Il en a la gouaille tout
autant que la rudesse, la rusticité même. Il ressemble à la Loire
tant par ses débordements que par sa capacité à montrer divers
visages. Il vit loin des contraintes matérielles et n’est pas sans
une bonne dose humour. Son orgueil et sa noblesse de cœur en font un
véritable marinier. Il aime par-dessus tout la Loire mais est
capable de sombrer pour l’amour compliqué d’une pas grand-chose,
une bourgeoise qui n’est pas de son univers.
Par
la description des activités autour de la rivière tout autant que
les détails de la vie quotidienne ce roman est un véritable
document ethnologique. L’histoire de vengeance et la curieuse
romance qu’il vit avec sa bourgeoise tiennent en haleine le
lecteur., Rémy Beaurieux nous invite dans le secret d’une vie
ligérienne aujourd’hui disparue tout en nous offrant ce langage
qui n’est plus guère usité par chez nous.
Ce
roman de Rémy Beaurieux, un natif d’Orléans , homme de grande
culture et belle plume fut un succès à sa parution en 1930. La
truculence du personnage principal tout autant que la description de
la vie en bord de Loire en furent les raisons principales.
Pour nombre de lecteurs à l’époque, ce roman plaisant et fort
bien écrit portait la patte de de Maurice Genevoix . On pensait même
que Rémy Beaurieux était le pseudonyme du grand auteur qui s’était
ainsi encanaillé avec cette histoire.. Il est vrai que Cailloute est
sans nul doute le pendant sur la Loire de son frère de braconne
Raboliot. Le second écumant les bois de Sologne tandis que le
premier baguenaude le long les berges de la Loire.
La
lecture de Cailloute est jubilatoire. Elle vous fait naviguer sur la
Loire. C’est un pur bonheur auquel les amoureux de la Loire ne
peuvent échapper. C’est un voyage dans le temps tout autant qu’un
témoignage précieux sur la vie des mariniers,pêcheurs, tireur de
jars. C’est une lecture qui éclaire les petits gens d’une
histoire trop souvent restée dans l’ombre.
Notre
homme est né à Orléans. A l’âge de 22 ans, en 1904, il devient
agrégé de lettres classiques après des études brillantes à
l’école normale supérieure de Paris. C’est vous dire que nous
avons là un fin lettré ce qui peut surprendre le lecteur, emporté
par ce récit picaresque. Il part enseigner à Limoges tout en
gardant des liens dans sa ville natale. Il est d’ailleurs coopté
pour entrer dans la loge maçonnique du Grand Orient : Etienne Dolet.
Il
n’échappe pas à la grande guerre, est mobilisé dès le 11 août
1914. Il sera blessé en 1914, intoxiqué deux années plus tard à
Verdun et sera démobilisé l’année suivante pour raison de santé
: maladie contractée en service commandé.
Il
décide de quitter le France, sans doute à la recherche d’un
climat plus propice à sa santé défaillante. En 1019, il part au
Maroc, y est nommé professeur au lycée Gouraud à Rabat. Il
enseigne aux classes de Rhétoriques avant que d’être promu à
l'Institut des Hautes Études Marocaines. Il aura l’honneur d’être
révoqué par le gouvernement de Vichy, ce qui en dit long sur son
indépendance d’esprit.
Tout
en enseignant, il se lance dans l’aventure éditoriale, en
dirigeant les éditions Félix Moncho. Il se fait journaliste et
supervise également deux revues : les revues Maroc, La vie marocaine
illustrée. Insatiable témoin de son époque il publie des
chroniques dans le quotidien Maroc matin. Il se fait connaître par
son combat contre le fascisme et propose des conférences sur la
menace que font peser les croix de feu, leurs chefs et leur
programme. Il est interné en 1942 et 1943 pour activités en faveur
de la résistance par le gouvernement de Vichy qui l’avait déjà
exclu de l’enseignement.
Ce
portrait ne peut que vous inciter à lire Cailloute et à honorer
ainsi la mémoire de ce grand personnage qui devrait faire la gloire
d’Orléans.
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