samedi 11 avril 2020

Cailloute


Un grand roman de Loire



Une ombre plane encore sur la Loire, celle de mon ami Cailloute. Ici à la Binette comme de Jargeau jusqu’à Fourneau, il était de ces hommes qui ont consacré leur vie à leur chère rivière. Pêcheur, passeur, tireux de jars, braconnier, buveur invétéré tout autant qu’amoureux fou de sa Loire, j’ai eu le bonheur d’être son matelot, d’apprendre notre Dame Liger en suivant son enseignement. J’ai envie de partager à mon tour ce que m’apprit ce curieux personnage.

Mon père était médecin major à l’hôpital de la Madeleine. C’est là qu’il a croisé ce sacré lascar qui venait de se faire suriner par un de ses comparses. La bête était rude, il survécut et pour remercier celui qu’il l’avait sauvé, il proposa de m’enseigner la Loire. C’est ainsi que je devins son matelot, moi fils de bourgeois, je fis connaissance avec le si pittoresque petit peuple de la rivière.

La rivière, ce fut là ma première leçon, bien loin de ce qu’on nous enseigne dans les écoles. Je m’en souviens encore comme si c’était hier :

Nous étions arrivés sur le quai à hauteur de l’école de natation et comme nous nous étions arrêtés, attentifs aux exploits difficiles de pêcheurs à la grande volée, Cailloute me confia :
  • Faudra que j’t’enseigne, c’te pratique mon p’tit gars. Une fois qu’tu la connais tu sors tout ce que tu veux de la rivière.
  • La rivière, interrompis-je, quelle rivière, monsieur ? Mais la Loire est un fleuve, voyons ! C’est le Loiret qui est une rivière.
Cailloute me toisa du coup d’œil à la fois méfiant et pitoyable qu’on a pour les aliénés. Puis il haussa les épaule.
  • Fleuve ou rivière, je m’en fous proféra-t-il avec autorité. Tout c’que j’sais, c’est qu’tout c’qu’y a d’eau d’vant toi, ça s’appelle « la rivière ». Et j’te conseille pas d’l’appeler autrement d’vant ceux qui sont à la coule. Tu t’ferai prendre pour une bille.
Sot que j’étais quand j’y pense, d’avoir pu croire que pour satisfaire à la hiérarchie géographique, Cailloute et ses semblables allaient nommer d’un mot masculin, cette Loire à laquelle ils sont attachés d’une si âpre et si jalouse passion. Maintenant qu’ils m’ont appris à dire « la rivière » avec leur accent chantant, en insistant sur le son ouvert jusqu’à en avoir la bouche pleine pour savourer la douceur de l’eau vive jusque dans son nom, je revois tout le chemin que je parcourus jadis sur les traces de Cailloute, toutes les étapes délicieuses et délicates de mon initiation.

L’apprentissage fut truculent, drôle, passionnant. Je découvrais un monde qui vivait en marge des terriens, des culs terreux et autres bourgeoisiaux. Il existait alors une confrérie, un noblesse de Loire à laquelle Cailloute m’invita. Des gens pas toujours très honorables, capables des pires extravagances, des folies et des abus en tous genres. C’est sans doute à son côté que je devins un peu rebelle comme la belle sur laquelle nous passions nos journées. J’ai appris à son contact avec une gourmandise folle ...

D’abord à connaître par le cœur ce vaste paysage plein de ciel et de vent au milieu duquel divague la Loire, ce paysage que je n’affrontais qu’en de rares circonstances dans de sages promenades et qui était pour moi désert et comme schématique avant que je ne le connaisse. Cailloute sut à la fois l’agrandir démesurément et le rétrécir à ma mesure. Grâce à lui, toute cette vide étendue devint fourmillante de noms et j’eus tôt fait de distinguer par leur nomenclature ces grèves et ces rios monotones où les yeux des profanes cherchent en vain un détail.

J’appris avec ravissement qu’au débouché de pont de Vierzon le faux bras de l’Île Charlemagne rejoint la Loire en un lieu dit : « l’Amérique » ; qu’au Cabinet Vert succède l’Orbette, à l’Orbette le Carré, au Carré le Port.

Outre les mouilles qui tirent la plupart du temps leur nom de pays riverain, je sus les appellations plus secrètes des cales, et là où les termes manquaient, je pus, comme les mariniers, caractériser les régions de la rivière par les particularités de son cours ou de son lit. Je discernai les Roches Blanches, les Sables Mouvants, Les Failles, là où je n’avais connu auparavant qu’une fleuve pour ainsi dire anonyme sous un trop grand nom.

Cette extrême précision me donna le sentiment des distances que j’évaluais mal autrefois et me fit comprendre l’ampleur réelle de ces paysages dans lesquels se limitait les regards. Mais aussi l’immensité se trouvait répartie en cantons, et chacun d’eux vivait pour moi d’une vie particulière grâce au jars, au sable des grèves, à l’odeur du vent, à la couleur de l’eau.

J’érigeais ceux que je préférai à l’exclusion de autres en autant d’empires chimériques dont Cailloute et moi étions les souverains et que je peuplais d’imaginaires aventures, comme si ma vie nouvelle n’avait pas offert d'aliments suffisants à mon ardeur. Car, désormais, durant mes loisirs, je ne quittais guère Cailloute.


La classe finie et mes devoirs bâclés, je prenais ma course vers l’Orbette. Je descendais sur la petite grève et je me faufilais jusqu’à la rivière sous les linges tourmentés de vent. J’avais souvent la chance d’y trouver Cailloute, quand il n’était pas là, je scrutais l’horizon pour y découvrir la silhouette familière de son bachot et je le hélais à pleine voix comme ceux qui voulaient passer la Loire.

En effet à ces nombreux métiers, Cailloute joignait celui de passeur. Mais il ne l'exerçait régulièrement que les dimanches et jours fériés pour transporter les amateurs de l’Orbette à l’épi de la digue qui est un endroit réputé pêchant. Les autres jours , Cailloute, occupé qu’il était à tirer pour son compte, poisson ou sable, ne se dérangeait guère qu’en l’honneur de ceux dont la voix et l’allure lui revenait ...

Nous allions souvent à la pêche entre Chécy et Bou, c’était même devenu son repère quand il s'éprit à en devenir fou de la femme d’un notaire de Chécy. Il décida même de se construire une cabane sur une île pour tenter vainement de la garder. La Sandrine était volage, il allait en perdre la tête. Mais ceci est une autre histoire qui s’est perdue dans le grand méandre de la Loire.

Cailloute m’emmenait aussi dans les grèves qui s’étendent de l’autre côté du duît. Semées de flaques et coupées de rios, balayées par le courant d’air de la Vallée, elles donnent l’illusion de la mer. Une odeur de marée s’exhale d’elles ; au-dessus, les mouettes font entendre leurs cris rouillés ; des courlis emplissent par intervalles leurs lointains d’un chant nostalgique et sur le sable les mulettes qui sont les moules d’eau douce, tracent de capricieux festins à la recherche de l’eau qui baisse.

Nous faisions de longues et faignantes promenades, arrachant nos semelles des profondeurs du sable sous un impeccable soleil. Cailloute m’expliquait encore la rivière :

« Tu vois dans ces flaques, il reste des poissons surpris par la décrue : brochets, perches, blanchailles. Une vraie réserve pour bracos. Tu comprends, pour les poissons pas moyen d’cavaler. Tout ça s’boulotte, tu parles d’une bataille jusqu’à ce qu’il ne reste que les gros ! Ceux qui échappent peuvent espérer pour s’ensauver un petit mouvement d’crue sinon, les mouettes viennent les crocher. Les anguilles sont plus fines, quand elles sentent que ça risque de mal tourner, elles partent à la fraîcheur de la nuit pour rejoindre le grand courant à travers les grèves. »

Je l’aurais écouté ainsi des heures durant. Il savait tout de sa rivière et me la donnait en héritage. Un merveilleux cadeau qu’il me fit là et qui me permet de vous la faire découvrir à votre tour. Je le revois encore, malgré le temps et toutes ces années passée, quand il allait sur les flots :

« L’eau chantait autour du bateau sa chanson des calmes nuits. Le remous de l’arrière ne faisait guère plus de bruit qu’un cent d’écrevisses dans un sac. Le long du bordage, le courant laissait courir capricieusement ses doigts légers ; tantôt c’était un frôlement, une caresse à peine appuyée qui arrachait au bois de son bachot une sorte de plainte voluptueuse, tantôt il le heurtait d’un choc net et sec. Parfois, sous l’effet d’un contre-courant, une amarre se raidissait en geignant. Le vent engendré par la masse d’eau de la rivière passait à travers le sabord une petite brise qui trouvait Cailloute bercé par la Loire et par son bateau. »

Mais la rivière n’est pas que fille dolente. Elle a aussi ses colères, ses emportements et là encore mon professeur n’hésitait pas à me mettre à l’épreuve d’une Loire en furie :

« Un jour, la Loire se mit à monter, lentement d’abord et comme sournoisement, rongeant peu à peu les grèves et bouleversant leur géographie connue avant de les effacer sous sa nappe égale. Sur les bords, les enrochements étaient noyés et l’eau léchait déjà les herbes sèches de la digue. Les premiers moutons apparurent, avant coureur d’une forte crue. Cailloute vit se coller à son bachot leurs flocons de mousse jaunâtre. Là-bas, dans la lointaine Auvergne, la Loire avait atteint le niveau du banc de kaolin que son vif courant bat en neige. Il emporte alors à sa surface ces grumeaux pareils à de la crème fouettée qui finissaient par couvrir jusqu’à l’horizon, l’étendue entière des flots. »

Je l’écoutais subjugué. Il était livre ouvert sur la rivière, il me l’offrait simplement pour le plaisir de la transmission, afin qu’à mon tour, je puisse pratiquer de même à qui veut prendre la peine de m’écouter. Cailloute est parti, il a rendu son dernier souffle sur le pierré, attendant malgré un nouveau coup de surin qui cette fois eu raison de lui, que le soleil ne se lève sur la Loire.

«  L’aube se levait. La lumière montait, la rivière blanchissait. Toutes les cloches d’alentour se mirent à tinter subitement : Bou, Sandillon, Saint Jean De Braye, Jargeau au loin et d’autres dans les profondeurs du Val. La lumière semblait croître avec le son, elle colorait l’eau d’un rose acide. Elle nous révélait des rides légères que le vent du matin faisait courir à sa surface. Les vibrations des cloches donnaient l’illusion de monter de la rivière. Cailloute râlait. Quand le son des cloches s’éteignit, nous l’entendîmes murmurer d’une voix que la mort noyait :

« La Rivière ! »

Il était enfin revenu à son plus grand amour. Deux larmes rondes et vives comme du Mercure coulèrent sur mes joues avant que d’aller tomber dans la Loire pour y rejoindre à jamais mon ami Cailloute ! » 



Rémy Beaurieux

auteur de Cailloute




Rémy Gabriel Antoine Beaurieux, né le 20 juin 1882 à Orléans. Il est décédé en 1951. C’est un écrivain français qui a eu une double inspiration. Tout d’abord, il a décrit avec amour l'Orléanais, sa région natale, et fut un témoin attentif de la vie au Maroc où il fut professeur et journaliste.
Cailloute, « braconnier d’eau, roublard et fieffé coureur de jupons, passe sa vie de bouges en troquets et quand il n’a rien de mieux à faire, il se fait tireur de sable à l’Orbette ». Il est le portrait robot des gens de Loire d’alors. Il en a la gouaille tout autant que la rudesse, la rusticité même. Il ressemble à la Loire tant par ses débordements que par sa capacité à montrer divers visages. Il vit loin des contraintes matérielles et n’est pas sans une bonne dose humour. Son orgueil et sa noblesse de cœur en font un véritable marinier. Il aime par-dessus tout la Loire mais est capable de sombrer pour l’amour compliqué d’une pas grand-chose, une bourgeoise qui n’est pas de son univers.
Par la description des activités autour de la rivière tout autant que les détails de la vie quotidienne ce roman est un véritable document ethnologique. L’histoire de vengeance et la curieuse romance qu’il vit avec sa bourgeoise tiennent en haleine le lecteur., Rémy Beaurieux nous invite dans le secret d’une vie ligérienne aujourd’hui disparue tout en nous offrant ce langage qui n’est plus guère usité par chez nous.
Ce roman de Rémy Beaurieux, un natif d’Orléans , homme de grande culture et belle plume fut un succès à sa parution en 1930. La truculence du personnage principal tout autant que la description de la vie en bord de Loire en furent les raisons principales.
Pour nombre de lecteurs à l’époque, ce roman plaisant et fort bien écrit portait la patte de de Maurice Genevoix . On pensait même que Rémy Beaurieux était le pseudonyme du grand auteur qui s’était ainsi encanaillé avec cette histoire.. Il est vrai que Cailloute est sans nul doute le pendant sur la Loire de son frère de braconne Raboliot. Le second écumant les bois de Sologne tandis que le premier baguenaude le long les berges de la Loire.
La lecture de Cailloute est jubilatoire. Elle vous fait naviguer sur la Loire. C’est un pur bonheur auquel les amoureux de la Loire ne peuvent échapper. C’est un voyage dans le temps tout autant qu’un témoignage précieux sur la vie des mariniers,pêcheurs, tireur de jars. C’est une lecture qui éclaire les petits gens d’une histoire trop souvent restée dans l’ombre.
Notre homme est né à Orléans. A l’âge de 22 ans, en 1904, il devient agrégé de lettres classiques après des études brillantes à l’école normale supérieure de Paris. C’est vous dire que nous avons là un fin lettré ce qui peut surprendre le lecteur, emporté par ce récit picaresque. Il part enseigner à Limoges tout en gardant des liens dans sa ville natale. Il est d’ailleurs coopté pour entrer dans la loge maçonnique du Grand Orient : Etienne Dolet.
Il n’échappe pas à la grande guerre, est mobilisé dès le 11 août 1914. Il sera blessé en 1914, intoxiqué deux années plus tard à Verdun et sera démobilisé l’année suivante pour raison de santé : maladie contractée en service commandé.
Il décide de quitter le France, sans doute à la recherche d’un climat plus propice à sa santé défaillante. En 1019, il part au Maroc, y est nommé professeur au lycée Gouraud à Rabat. Il enseigne aux classes de Rhétoriques avant que d’être promu à l'Institut des Hautes Études Marocaines. Il aura l’honneur d’être révoqué par le gouvernement de Vichy, ce qui en dit long sur son indépendance d’esprit.
Tout en enseignant, il se lance dans l’aventure éditoriale, en dirigeant les éditions Félix Moncho. Il se fait journaliste et supervise également deux revues : les revues Maroc, La vie marocaine illustrée. Insatiable témoin de son époque il publie des chroniques dans le quotidien Maroc matin. Il se fait connaître par son combat contre le fascisme et propose des conférences sur la menace que font peser les croix de feu, leurs chefs et leur programme. Il est interné en 1942 et 1943 pour activités en faveur de la résistance par le gouvernement de Vichy qui l’avait déjà exclu de l’enseignement.
Ce portrait ne peut que vous inciter à lire Cailloute et à honorer ainsi la mémoire de ce grand personnage qui devrait faire la gloire d’Orléans.
 

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