Une
histoire au fil de l’eau.
Il
fut une époque lointaine où le livre voguait sur les flots. Blois,
la belle cité construite autour de son château accueillait alors
dans la Grande Rue des générations d’imprimeurs libraires qui se
succédèrent et imprimèrent des livres qui étaient transportés
par la Loire. Ce fut chez Estiennes Charles que venait se fournir
Jean, un jeune marinier, matelot à bord d’un petit fûtreau, Le
Saint Augustin, spécialisé dans le transport des livres. C’était
une messagerie d’avant l’heure.
Si
cette cargaison n’était pas très lourde, les quantités alors
n’exigeant nullement des volumes importants, il y avait bien des
précautions à prendre car comme chacun sait, le livre ne goûte
guère à l’humidité, chose fort répandue sur un bateau. C’est
donc avec moult précautions et des dispositions spécifiques
d'emballage que se faisait le transport des précieux livres vers les
quelques librairies ligériennes.
Nous
sommes dans la France d’Ancien Régime, le livre demeure un
privilège de classe. Les libraires vendent leurs ouvrages surtout
aux nobles, aux prêtres et à quelques bourgeois éclairés mais
aussi à ceux qui avaient appris à lire. Les mouvements
intellectuels sont longs à se mettre en branle. Le monde des
lumières n’éclairait pas encore toute la nation. Pourtant la
lecture diffusait parmi le peuple et le livre n’était pas un
objet si rare que l’on pouvait le penser.
Le
commerce du « Saint Augustin » était assez particulier.
Il y avait peu de voituriers qui se seraient lancés dans pareille
activité et il fallait que le patron, Monsieur Paul, fut lui-même
un amoureux de la lecture pour faire métier du transport des livres.
Il y avait des imprimeurs à Bourges, Chateaudun, Blois, Rennes et
Lyon avec lesquels il était en relations commerciales. Il
fournissait des ouvrages aux libraires surtout installés dans les
grandes villes et à quelques colporteurs qui diffusaient le livre
dans les campagnes.
Le
plus connu de ces diffuseurs du livre était Noël Gilles dit Pistole
qui avait une charrette tirée par deux chevaux qui était le
véritable bibliobus de l’époque. Il allait de Montargis à
Orléans, de Gien jusqu’à Étampes, vendant des livres religieux,
des classiques avec Montaigne, Voltaire ou bien Rousseau mais aussi
des romans comme « Robinson Crusoë », « Le diable
boiteux » ou bien « Le paysan parvenu », les succès
de l’époque. Il mériterait bien qu’on raconte son histoire,
même si celle-ci n’est pas la nôtre aujourd’hui.
Monsieur
Paul transportait avec un immense soin des livres qu’il se faisait
un malin plaisir à lire pendant le voyage tandis que Jean, son
matelot était à la manœuvre. C’est Jean qui portait aux
libraires leurs commandes tandis que son patron ne quittait jamais
son embarcation, toujours plongé dans un ouvrage qu’il devait
achever avant que d’arriver à son destinataire.
Jean
aimait à se dégourdir les jambes. Il avait des habitudes avec les
libraires, chez l’un, il buvait un café, une boisson qui
commençait à faire fureur, chez l’autre c’était un alcool de
prune, chez le troisième un verre de blanc. Il discutait quelques
minutes puis s’en retournait bien vite sur le Saint Augustin, un
curieux nom qui venait de celui qui avait imposé la lecture
silencieuse supplantant alors la lecture à haute voix comme elle se
pratiquait alors.
Jean
aurait aimé que son patron lise à haute voix, il en aurait profité
un peu mais au lieu de quoi, il partageait son existence avec un
homme qui ne parlait jamais. Il lui en voulait d’autant qu’il
avait un secret qu’il ne lui avait jamais avoué. Il fallut un
concours de circonstances pour que Jean se trahisse et que sa vie
finisse par changer.
Le
colis du jour était destiné à La Librairie Nouvelle d’Orléans,
une maison fondée en 1545, c’est vous dire si elle était connue
sur la place. Ce jour-là, Monsieur Paul était justement plongé
dans la lecture de Robinson Crusoë, il n’avait nulle envie de
lever la tête de son ouvrage, il suivait avec enthousiasme les
aventures rocambolesques du héros, tremblait avec lui, était
incapable de penser à autre chose.
Jean
toussa devant son patron pour attirer son attention. L’autre, au
lieu de lui parler comme il le faisait à chaque fois et lui indiquer
le destinataire du colis à livrer qu’il avait pris soin de
préparer et d’emballer lui indiqua d’un mouvement de tête, le
paquet qui traînait là sur la proue. Sur celui-ci figurait en gros
le nom de la librairie.
Jean,
ne savait plus que faire, il sentait l’humiliation monter en lui.
Il patienta, tourna, fit semblant d’avoir autre chose à faire,
rangea un bout, refit soigneusement les nœuds d’amarrage mais son
patron ne daignait pas s’occuper de lui, lui annoncer où livrer le
colis. Ce manège dura de longues minutes jusqu’à ce que soudain
Monsieur Paul s'irrite de ne pas voir filer son matelot.
« Qu’as-tu
donc à te berdiller de la sorte ? Tu devrais déjà être revenu. La
librairie n’est pas si loin de la Loire. Que fais-tu grand nigaud à
baguenauder et à te berlasser au lieu de faire le travail pour
lequel je t’appointe ? » Jean devait avouer à sa plus grande
honte qu’il ne savait pas lire. Il le fit, les larmes aux yeux
d’une manière si touchante que Monsieur Paul en fut touché.
Cet
homme, qui semblait indifférent à tout ce qui se passait autour de
lui, au temps qu’il faisait, aux conditions de navigation, aux
autres mariniers, au commerce des hommes en général, cet homme qui
passait sa vie, plongé dans les livres, ne pouvait admettre que ce
plaisir fut inaccessible à ce garçon qui partageait son existence.
Il
eut une curieuse réaction. Il alla jusqu’à la cale voisine et
demanda aux calfats de l’aider à mettre son fûtreau hors de
l’eau. Puis, sans que Jean puisse comprendre, Monsieur Paul se mit
à gratter le nom de son bateau. Il effaça Saint Augustin et mit à
la place, un nouveau patronyme, les initiés disent « Devise ».
Désormais, le bateau s'appellerait « Le Bateau Livre ! ».
Et devant Jean, médusé, Monsieur Paul jura de désormais lire à
haute voix les histoires qui peuplaient ses journées tant que Jean
n’avait pas appris à lire.
Et
c’est ainsi qu’ils remirent le Bateau Livre à l’eau. Le colis
fut porté à la Librairie Nouvelle avec quelques heures de retard.
Ce n’était pas une époque où l’on se souciait des délais de
livraison à l’exception des marchands de produits périssables qui
de temps à autres exigeaient le contrat dit du « Marché à
jour nommé », un accord qui fixe une date souhaitée de
livraison au-delà de laquelle le montant du transport sera réduit
du tiers ou de la moitié.
Pour
les livres, point besoin d’un tel contrat. Alors, un jour de plus
ou de moins, ça n’avait guère d’importance. C’est ainsi que
chaque jour, Monsieur Paul s’arrêtait une heure avant le coucher
du soleil pour prendre le temps d’apprendre à lire à Jean. Son
matelot fut un élève attentif et studieux d’autant plus qu’il
avait connu la frustration de ne pas savoir ce que faisait son patron
durant ses longues lectures silencieuses puis il découvrit le
bonheur de la lecture quand il était passé à la lecture à haute
voix pour partager le récit.
Jean
devint rapidement lecteur. Il lui fallut plus de temps cependant pour
acquérir la technique nécessaire pour à son tour lire à haute
voix. Quand cela fut le cas, à tour de rôle l’un des deux lisait
tandis que l’autre était à la manœuvre. Jamais on ne vit sur la
Loire, bateau plus curieux que celui-ci. Les mariniers qui croisaient
cet étrange équipage avaient des impressions mitigées. Les uns les
prenaient pour des fous, les autres souriaient et les enviaient.
Le
Bateau Livre continua son bonhomme de chemin. L’époque n’était
pas encore à la mode des romans fleuve, pourtant c’est bien sur la
Loire qu’on pouvait entendre déclamer les romans que sur terre, le
brave Pistole transportait de villages en villages. Il y avait ainsi
dans le Royaume des colporteurs, des libraires, des éditeurs, des
auteurs, des percepteurs qui préparaient le terrain pour une
révolution à venir.
La
lecture libère les esprits, elle les ouvre à de nouveaux horizons.
Un vent de liberté soufflait sur la Loire et dans le pays. Il
n’était pas rare qu’aux escales, un attroupement se fit autour
du Bateau Livre quand Jean puis Paul lisaient à tour de rôle une
histoire pour l’édification de ceux qui étaient venus à leur
rencontre. Le livre avait trouvé en eux des passeurs merveilleux.
Qu’il leur soit rendu honneur par ce récit à lire.
Lecteurement
leur.
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