En chamboulant le temps
En bousculant l'histoire
En martyrisant la chronologie
En travestissant la vérité
En défiant la logique
Et en grimant les personnages
Le bonimenteur vous invite à le suivre
Lorsqu'il vous déclare avec gravité :
« Il advint une bonne fois pour toute !
Qu'il vous faudra bien accroire »
Il
était une fois dans un passé lointain un homme, un ligérien bon
teint qui était connu comme le loup blanc dans tout notre Val.
Jules, bon vivant, grand buveur, était un fêtard hors pair à tel
point que sa compagnie était recherchée en différentes grandes
occasions de la vie villageoise et rurale. L’homme répondait
d’autant plus présent qu’il savait disposer du gîte et du
couvert en maints endroits.
Il
était réputé également pour être toujours flanqué de son
inséparable mascotte, un coq de combat, une bête terrifiante qui
semblait invincible. Les occasions de se divertir en cette époque
lointaine étaient rares, la bataille furieuse entre des gallinacés
intégrait souvent le programme des divertissements avec
l’incontournable bal et l’indispensable banquet.
Jules
tout autant par dérision que pour illustrer le caractère guerrier
de son cher coq l’avait baptisé César. Ils formaient ainsi un
couple réjouissant dont la présence lors d’une fête votive
garantissait la réussite de celle-ci. Ce jour-là, Jules et César
étaient conviés à la moisson dans un grand domaine de Bourgueil.
Le coq fut une fois encore vainqueur sans contestation d’un
malheureux rival qui ne s’en remit pas tandis que son patron leva
dignement le coude sans jamais tenir la faux.
À
la fin de la journée de labeur pour beaucoup, de libation pour
Jules, l’état du buveur n’était pas glorieux. Manifestement, il
n’était plus en mesure de surveiller un animal qu’il avait
dressé dans le but exclusif de se montrer agressif. Il convenait de
le mettre à l’abri afin d’éviter qu’un gamin ne soit éborgné
par le fauve. Jules se résolut, titubant plus que de raison, de
l’enfermer dans l’écurie. Hélas, sa démarche chaloupée et sa
vision incertaine lui firent commettre grande méprise. Il se trompa
de porte, entra dans un espace sombre avec quelques marches
descendantes.
L’ivrogne
ne perçut pas qu’il faisait fausse route, son esprit altéré ne
lui permettant plus d’accéder au moindre raisonnement. C’est
ainsi que dans l’obscurité la plus totale, il attacha au jugé son
coq à un morceau de bois qui dépassait de la paroi. Il remonta
cahin-caha cet escalier de pierre aux emmarnchements inégaux. Les
degrés lui furent fatals, il roula boula et finit sa soirée dans
l’endroit, ivre mort.
Au
petit matin, Jules retrouva un semblant d’esprit. Il avait la tête
lourde, la bouche pâteuse mais encore assez de réflexion pour
s’étonner que ce ne fut pas le chant glorieux et tonitruant de
César qui lui fit ouvrir les yeux. Il était dans un endroit sombre
dont il ne gardait aucun souvenir. Il tâtonna, découvrit non loin
de lui, le corps inerte de son champion. Affolé, il se mit en quête
d’aller quérir du secours et à défaut une chandelle.
Il
remonta cet escalier de pierre qui l’avait jeté au fond de la
cave, vous l’aviez deviné. Il avait une telle allure qu’il
déclencha l’hilarité des gens du domaine qui s'apprêtaient à
retourner à l’ouvrage. L’un de ces gueux lui vint en aide,
s’équipa d’une lanterne et l’accompagna dans le cellier
enterré. Horreur, César baignait dans une mare de vin !
Le
coq avait été attaché à une cannelle. En se débattant il avait
fait sauter le bouchon et le fût s’était déversé. Jules
comprenait mieux la forte odeur de vin dont ses vêtements étaient
largement imprégnés. Il comprit aussi que son gagne-pain avait
succombé d’un comas éthylique bien qu’il ignorait tout de ce
terme. Il venait d’être puni par là où régulièrement il
fautait.
Privé
de son passeport, Jules savait qu’il en serait fini des belles
bordées. Autant finir en beauté. Dignement, il prit le martyre dans
ses bras, remonta les marches et s’en alla dans la cuisine de la
ferme. Dans une emphase digne d’un grand tragédien il déclara à
la cuisinière que lui incombait de rendre les derniers hommages à
ce fier gallinacé.
La
dame fit la moue, le coq sentait la vinasse, son plumage était
souillé et après l’avoir déplumé en le jetant, ô paradoxe
terrible, dans l’eau bouillante, elle découvrit une chair rougie
par la boisson qui avait entraîné son trépas. Que faire de cette
viande abondante certes mais quelque peu amollie par le vin ?
C’est
toujours le hasard, les coïncidences, les concours de circonstance
qui donnent naissance aux grandes créations humaines. La femme, tout
en pinçant du nez se dit qu’il n’y aurait pas plus belle ironie
que de mijoter ce mâle belliqueux dans une cocotte. Il est vrai que
ce terrible César n’avait jamais pu honorer une femelle sans la
tuer peu de temps après. Pour parvenir à rendre comestible cette
vieille carne musclée tout autant que pour atténuer les effets de
son bain funèbre, elle le fit cuire dans du vin de Bourgueil.
Ce
fut le premier coq au vin de le grande histoire de la gastronomie
ligérienne. Une recette qui fit le tour du monde et alla même
jusqu’en Chine, portée fièrement par un maître queux voyageur à
la recherche du secret du canard laqué. Mais la légende se montra
injuste vis à vis de la véritable créatrice qui resta dans
l’ombre, à jamais inconnue alors qu’elle nous avait proposé un
trésor précieux.
Pire
encore, l’histoire fit le tour de la région. Jules était connu de
tous, son coq César également. La légende fit son miel de la
confusion, les bonimenteurs s’emparèrent du récit pour attribuer
au Grand Jules César la paternité de la recette. On prétendit
faussement qu’il désirait ainsi humilier les gaulois en cuisinant
leur animal emblématique dans du vin, breuvage qui aurait suivi la
progression de l’envahisseur. Il se trouve encore des menteurs pour
diffuser cette sornette tandis que ceux-là ne croiront jamais la
véritable histoire.
Quant
au brave Henri IV, il s’est sans doute complètement fourvoyé en
proposant la poule au pot. La pauvre bête noyée dans de l’eau,
vous n’y pensez pas. César en eut été scandalisé.
Il
était une petite goutte d’eau qui aimait voyager. Elle en avait
vécu des aventures, expérimentant des circuits de plus en plus
complexes, au fur et à mesure que les humains étendirent leur
empreinte sur la planète. Avant eux, tout était si simple, le cycle
de l’eau coulait de source, il prenait certes des chemins
détournés, acceptait parfois de longues stations dans une nappe
phréatique comme celle de Beauce, s’accordait des détours
surprenants par le truchement des végétaux, prenait racine dans
quelques lacs souterrains avant de ressurgir en plein soleil et de
disparaître en fumée.
Nul
nuage noir dans cette formidable loterie qui ouvrait le bal, ici dans
une source, là dans un puits, ailleurs dans une résurgence, plus
loin encore dans un océan ou bien une rivière. L’eau coulait,
coulait, coulait sans se charger de poisons ni même d’immondices.
La boue, la poussière, le sable, le pollen et bien d’autres choses
encore, toutes plus naturelles les unes que les autres, se
chargeaient de lui compliquer un tant soi peu l’existence et le
mouvement. Mais rien de bien grave en somme, pas de quoi déposer la
moindre plainte ni la plus petite récrimination.
L’eau
allait son chemin, toujours accessible, toujours comestible. Les
animaux et les plantes pouvaient s’en nourrir sans crainte,
profitant pleinement de ses bienfaits. Où qu’elle fut, elle était
source de vie et de santé, élément indispensable à toute vie sur
cette planète. C’était un temps merveilleux où nulle force ne
s’arrogeait le droit de propriété sur ce bienfait de la nature.
C’était
un temps avant la venue des drôles d’animaux qui allaient debout
sur leurs jambes. Ceux-là ont changé la donne, modifié
l'équilibre, bouleversé les règles du jeu naturel. Il y eut des
barrages et des retenues, des dérivations et des fossés, des puits
plus profonds qui asséchaient les petites réserves voisines. L’eau
devint un enjeu de pouvoir ou bien l’expression de la puissance.
Elle découvrait alors que les hommes étaient capables de calculs,
de viles stratégies pour priver d’autres humains de ce bien si
précieux.
Mais
là encore, tout ceci n’était rien en comparaison de ce qui allait
suivre. L’expansion humaine fut accompagnée d’un bouleversement
du sol. Des forêts arrachées, de drôles de matériaux couvrant les
terres, des canalisations, des fossés, des dérivations, des
circuits souterrains. L’imagination des nouveaux maîtres de la
planète était sans limite. L’eau filait un mauvais coton.
Elle
conserva sa pureté de nombreuses années encore, se moquant des
fantaisies de ces drôles de personnages jusqu’à ce qu’ils se
mettent à user sans mesure de cette merveilleuse ressource
naturelle. Les tanneurs, les teinturiers, les équarrisseurs, les
métallurgistes, les potiers, les lavandières, les maîtres
verriers, les ferronniers, …, la liste serait interminable de ceux
qui se mirent à souiller sans retenue nos rivières et nos sources.
Pourtant,
les paysans étaient encore des êtres raisonnables. Ils respectaient
la nature, le cycle des saisons, les animaux et l’eau dont ils
usaient avec parcimonie, ne comptant le plus souvent que sur les
pluies pour irriguer leurs récoltes. Ils semaient, engraissaient
leurs terres des fumiers de leurs étables et tout allait pour le
mieux dans un monde encore fréquentable.
Puis
soudain tout bascula. Des ingénieurs, des chimistes, des plus
savants et sans doute plus cupides que les autres se soucièrent
d’améliorer les rendements, de nourrir les sols avec des produits
douteux sortis d’industries honteuses. Les agriculteurs se firent
empoisonneurs de l’eau sans même le savoir, sans s’en douter,
croyant naïvement les arguments oiseux des marchands de mort.
Bientôt, il ne fut plus possible de boire l’eau des fossés, puis
ce fut celle du puits, puis bientôt, il devint indispensable de
traiter l’eau avec d’autres produits tout aussi inquiétants.
Le
cycle de l’eau continuait son immuable mouvement. Cependant il y
avait quelque chose de changé, la petite goutte d’eau portait de
lourdes menaces pour la santé des humains mais aussi pour celle des
animaux et des plantes. Des métaux lourds, des phosphates, des
poisons affreux, de la radioactivité se dissolvaient dans l’onde
pure d’antan pour en faire un liquide mortel.
L’eau
devint un produit marchand. Des humains, au nom de je ne sais quelle
morale propre à cette étrange espèce, prétendirent possible de
vendre l’eau, de l’accaparer, de la commercialiser. Un don du
ciel ou de la terre qui devenait par une étrange baguette de
sourciers financiers, une affaire rentable et l’occasion de priver
de moins chanceux de ce qui n’avait jamais été mesuré par la
mère nature.
La
petite goutte d’eau ne pouvait plus voyager selon sa fantaisie.
Elle devait passer par les fourches Caudines des scélérats, des
empoisonneurs, des accapareurs, des apprentis sorciers, des
compagnies industrielles. L’eau aussi devait disposer d’un
passeport pour franchir une frontière, pour irriguer ou bien
hydrater. Elle était taxée, vendue, détournée, mesurée,
galvaudée.
L’eau
se dit que les hommes ne la méritait pas. Elle cessa de couler, elle
se cacha dans les entrailles de la Terre, elle s’enfuit des
rivières et des océans pour mettre à mort cette espèce imbécile
et cupide. Elle cessa de tomber comme pluie d’argent, les hommes
étaient trop avides pour apprécier sa valeur. Ils moururent de soif
d’avoir eu trop faim de richesse. Alors, alors seulement, quand il
n’y eut plus un seul animal debout sur ses jambes, elle revint
irriguer une Planète à nouveau fréquentable.