La
roue tourne …
Je
me souviens des autos-tampons. J'avais l'âge où mes camarades
étaient bien trop jeunes pour venir seuls tourner comme des fous sur
cette piste glissante, dans ces bolides multicolores, rembourrés et
électriques. Ils devaient se faire accompagner d'un grand frère ou
bien de leurs parents, alors que moi, privilège immense, j'avais le
manège devant la maison.
Quand
il venait s'installer sur le boulevard, il annonçait le retour des
vacances de Noël ou bien le début de l'été. Les autos-tampons
scandant les solstices, déballaient leur grand barda ; c'est du
moins ainsi que je voyais tout ce qui accompagnait cette animation
foraine. Juste devant la boutique, il y avait le grand camion qui
contenait le groupe électrogène afin d'alimenter le monstre vorace.
Toute la journée, nous avions droit à son ronronnement entêtant.
Il
y avait encore la grande caravane qui accueillait les ouvriers. Les
patrons prenaient leurs aises ; ils avaient leur maison et leur
atelier à deux pas du stade de foot de notre village. C'est pourquoi
ils nous étaient aussi fidèles. Il y avait encore la caisse,
perchée sur ses roues, espace mystérieux d'où sortaient des
musiques que nous découvrions pour l'occasion.
Derrière
la grande piste, sur le côté, était garé le semi-remorque dans
lequel sommeillaient encore quelques autos en attente de réparation.
Quand il arrivait, je me précipitai pour regarder ce monstre qui
contenait toutes les voitures, rangées sur trois niveaux. J'étais
bêtement émerveillé. Il ne me fallait pas grand chose à l'époque.
Sans doute savourais-je à l'avance tous les tours que j'allais faire
jusqu'à plus soif …
Il
faut avouer que j'en ai fait plus que quiconque des tours
d'autos-tampons. Mon père avait, dans ses multiples savoir-faire,
celui de la sellerie. Il réparait les banquettes des voitures,
toujours soumises à rude épreuve avec les lascars qui y roulaient
des mécaniques et des épaules. En échange de sa promptitude à les
servir, les patrons remplissaient la caisse de son vieil établi de
jetons à la forme si étrange. J'étais aux anges.
Il
faut reconnaître que j'avais une mission que je remplissais
parfaitement. Quand la piste était vide, ce qui à l'époque était
plutôt rare, j'étais chargé d'occuper l'espace. Comme je n'avais
pas l'âge d'attraper les pédales, il y avait toujours un ouvrier
avec moi et je n'avais qu'à tourner le volant, fier comme Artaban.
Puis
les années passant, mes jambes s'allongeant, j'étais seul pour
montrer qu'il y avait du monde sur l'attraction. Est-ce de ces tours
inutiles et dérisoires que vient mon aversion pour la voiture ?
je n'en sais rien. À l'époque, c'était la fête pour moi et, comme
toutes les choses dont on abuse, j'en fus vite las.
C'est
justement quand mes camarades comprirent que les autos-tampons
étaient le lieu idéal pour séduire les jeunes filles que j'ai
cessé d'éprouver l'exaltation de ces courses folles et heurtées.
D'autant plus que le manège avait déserté le boulevard pour aller
s'égarer devant les douves du château. J'avais perdu mon jouet rien
qu'à moi.
Voilà
comment on passe à côtés des années-flirts et des comportements
d'adolescents. Je suis ainsi ; il me faut toujours être en
décalage. J'avais usé mes cartes bien trop tôt. Je ne rattraperai
jamais le temps perdu. Au risque de vous heurter, je n'ai jamais
compris le plaisir que prenaient mes camarades à se percuter les uns
les autres avec une violence décuplée par quelques mouvements
hasardeux.
Je
regrettais mes autos-tampons à moi, les belles étincelles sur ce
grillage qui transmettait l'électricité, la sirène lancinante qui
annonçait la fin de la partie, la course des uns et des autres pour
s'accaparer la voiture qui, d'après tous, était la plus rapide.
C'était ce spectacle que je regardais de ma fenêtre qui,
finalement, était mon plus grand plaisir.
Le
manège parti, j'en avais fini avec l'envie des fêtes foraines.
Voilà comment on devient un affreux misanthrope. Quelle leçon tirer
de ce récit intime ? Qu'il convient de ne pas brûler les étapes.
Les jeunes enfants doivent commencer par tourner en rond à la
poursuite de la queue du Mickey pour grandir au rythme des
attractions. Reconnaissons que la surenchère des émotions rend le
choix des parents bien complexe et les prix deviennent si prohibitifs
que je ne sais si tout le monde peut se payer ce luxe.
Forainement
vôtre.
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