Son
monstre intérieur.
En
une époque lointaine où régnaient encore les vieilles croyances en
un monde mystérieux fait de monstres et de sorciers, de sortilèges
et de pouvoirs maléfiques, il était une région de notre Loire plus
touchée encore par cet étrange phénomène. Était-ce dû à la
proximité du Berry, région aux envoûtantes légendes ou bien aux
brouillards qui aimaient élire domicile sur la rivière ? Nul ne le
sait mais il arrivait parfois qu'on trouve, au détour d'un chemin
creux, un corps sans vie, aux traits ravagés par l'effroi …
Dans
cette région reculée, loin des lumières des grandes villes, un
bruit circulait sous le manteau. Il y avait dans la rivière, tapi
dans un trou d'eau profond et très sombre, un monstre aquatique qui
surgissait parfois pour engloutir un pauvre hère égaré. La rumeur
avait fait son œuvre ; les enfants étaient fermement gardés,
les hommes craignaient de s'aventurer le long des rives quand les
chiens et les loups se confondaient.
La
vie dans ce pays était comme frappée de stupeur dès qu'il y avait
des brumes ou un ciel gris, une tempête ou une nuit sans lune.
Chacun retenait son souffle et évitait soigneusement de sortir seul
dans la lande. Ce n'était heureusement pas le cas de notre héros,
un personnage fort en gueule et toujours prompt à vider la chopine.
Il s'appelait Georges et c'était un sacré pirate.
Il
vivait d'expédients, n'aimait guère travailler bien longtemps pour
le même maître mais nul n'était assez malavisé pour le traiter
de fainéant. C'était un esprit libre qui se moquait des
superstitions et des croyances, de la religion et des légendes. Il
allait librement où bon lui semblait, à toute heure du jour comme
de la nuit. Quand un pauvre diable, terrorisé, le mettait en garde,
le priant d'accepter son hospitalité plutôt que d'affronter ce
danger redoutable, Georges riait de bon cœur et jurait que même
Satan s'enfuirait à son approche …
C'est
un soir de belle bordée avec quelques lascars de son acabit que
Georges, la démarche un peu trop chaloupée, se mit en chemin pour
rentrer dans sa chaumière, une masure branlante, perchée sur la
levée. Pour une fois, l'homme était allé tenter l'aventure de
l'autre côté de la rivière, profitant alors des services d'un
vieil ami à lui, le passeur du coin.
À
cette heure bien tardive, le passeur avait rejoint son épouse qui
tenait belle et bonne auberge pour les gourmets et les voyageurs.
Georges n'avait d'autre ressource que de traverser la Loire par un
gué qu'il connaissait comme tous les recoins de la rivière. C'était
également un sacré braconnier, un gars qui savait tout des pièges
pour prendre, à la barbe de la maréchaussée, du poisson ou du
gibier toute l'année, sans jamais se faire pincer.
Notre
homme se mit en chemin, chantant à tue-tête. Les uns prétendaient
que c'était pour se donner du courage quand le pirate affirmait
qu'il avait le vin gai et l'humeur joyeuse. Nous ne nous attarderons
pas pour connaître l'exacte vérité ; quand la nuit est si
profonde, il ne faut pas traîner en chemin. En s'éloignant de la
pratique de l'auberge, Georges cessa de fanfaronner. Il était seul
sur la levée et pas un rayon de lune pour le guider un peu.
Il
ne chantait plus. Ne le répétez pas je vous prie, il se peut que
vous le croisiez encore et gare à celui qui irait prétendre qu'un
jour, notre gaillard ait pu avoir peur ! C'est pourtant bel et
bien une sorte d'effroi qui l'envahissait insensiblement au moment où
il commençait à mettre les pieds dans l'eau. Il avait beau clamer
partout à la ronde que ces histoires de monstres n'étaient bonnes
que pour les femmes, les enfants et les pleutres, il était à son
tour pris des premiers signes de la colique.
Il
se remit à chanter pour se donner de la contenance et sans doute un
peu de courage avant d'aller plus loin. L'eau grondait, le vent ne
s'était pas couché en cette nuit qui avait rassemblé tous les
ingrédients nécessaires pour faire de vous un cadavre convenable.
Georges n'était pas pressé d'aller finir sa route dans le champ de
naviots, il se reprit en main en repoussant ces craintes indignes de
lui.
Il
avançait d'un pas incertain. Le courant était violent en ce gué et
les cailloux ne faisaient pas le pied ferme. Il ressassait tout ce
qu'on pouvait dire dans la contrée sur ce monstre de Loire. S'il
n'en croyait rien, il en était pourtant à s'interroger sur
l'opportunité d'une telle invraisemblance. Il tremblait autant de
froid que de peur et certains prétendent même qu'il avait déjà
mouillé son entrejambe.
C'est
alors qu'il avait gagné le mitan du gué, qu'il se passa quelque
chose que jamais plus il ne parviendrait à oublier. Il entendit
d'abord un bruit lointain, une sorte de cavalcade qui se transforma
bien vite en une succession d'éclaboussures de plus en plus
violentes. Le vacarme se confondait désormais avec les palpitations
de son cœur qui battait la breloque. Ses dents claquaient tout aussi
sûrement que le monstre s'approchait à grande vitesse de lui.
Georges
n'avait même pas un bâton pour se défendre et avait de plus,
sottement oublié son couteau, planté qu'il était encore dans une
grosse miche de pain à l'auberge. Voilà ce que c'est de vouloir
rendre service, maugréa-t-il avant que de sentir contre ses jambes
la présence d'un animal avec une langue chaude et humide. C'en était
trop pour son cœur. Georges perdit connaissance et se retrouva
évanoui et sans défense au pied du monstre dont il niait
l'existence...
C'est
au petit matin, que Georges retrouva ses esprits. Il grelottait et
serait mort de froid si son fidèle chien n'avait passé la nuit à
le couvrir de son corps. L'homme trempé de la tête au pied,
ressentait une étrange lourdeur dans sa culotte et empestait comme
jamais cela ne lui était arrivé. Il était partagé entre honte,
humiliation et surtout incompréhension.
Pourquoi
était-il ainsi allongé sur la rive ? Il chercha dans ses souvenirs,
se rappela les dernières secondes de ce qui ne pouvait être un
cauchemar. Son fidèle compagnon le regardait, la langue pendante.
Soudain, il comprit enfin le fin mot de l'affaire. C'était donc lui
ce terrible monstre qui lui avait fait perdre la face et toute
contenance !
De
ce jour, Georges ne dit jamais rien. Mais à partir de cette nuit
d'épouvante, jamais il ne partait sans son fidèle compagnon. Où
qu'il allât, son fidèle labrador cheminait à ses côtés. Les gens
qui le connaissaient bien avaient remarqué une autre modification
dans ses habitudes. Jamais plus il ne faisait le brave et ne se
gaussait des histoires qui circulaient dans la contrée. Il avait
appris à ses dépens que nous avons tous des monstres intérieurs et
qu'il est bien imprudent de les prendre par-dessus la jambe.
Cette
histoire eût pu rester à jamais ignorée si notre compère
malencontreusement, n'eût rencontré un jeune freluquet au verbe
haut et à la prétention immense. Georges, on ne sait pourquoi ,
excès de spiritueux ou de confiance, consentit à lui raconter, sous
le sceau du secret, cette nuit qui aurait dû être sa dernière si
son brave chien n'avait eu la force de le ramener sur la rive. Le
jeune blanc-bec se moqua de lui et dévoila à qui voulait
l'entendre, cette mésaventure qu'il avait pourtant juré de garder
secrète. Un temps Georges en éprouva honte et rancœur mais un
jour, la Loire emporta celui qui n'avait pas su garder sa langue.
Georges
n'en tira ni satisfaction ni chagrin. Il avait appris, cette fameuse
nuit, que les seuls monstres que nous devons craindre sont à
l'intérieur de nous. Le chenapan qui n'avait pas su comprendre sa
mésaventure, payait au prix fort son incapacité à écouter plus
fou que lui. Quant à la morale de cette histoire, chacun se la fera
en fonction des démons qui l'habitent. Je vous laisse avec les
vôtres, ayant bien assez à faire avec tous les miens …
Inconsciemment
vôtre.
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