jeudi 8 novembre 2018

La Princesse et le conte des sept nuits



La vie de château les mène en bateau …





Il était une fois une rivière qui se pensait sauvage. C'était bien avant que les géographes ne l'affublent du terme pédant de fleuve qui, non seulement, a le terrible désagrément de se prendre au sérieux, mais qui plus est, lui confère une masculinité qui ne lui sied guère. Elle était peuplée de lutins et d'elfes, de mages et de fées, elle abritait des légendes celtes, des histoires fabuleuses …

Les baladins circulaient à pied, allaient à la rencontre des riverains pour leur conter des histoires à veiller jusqu'au bout de la nuit. C'était un temps où l'on croyait encore au surnaturel, aux forces obscures, au pouvoir des choses et de la nature sur les humains. Rien ne semblait extraordinaire à qui avait encore son âme d'enfant. Lug régnait en maître sur ce paradis des lumières.

Puis les faiseurs d'histoires furent chargés de porter la croix, de mettre en lumière un nouveau dieu. Ils inventèrent des légendes magnifiques, des exploits oniriques, des paraboles édifiantes pour célébrer la gloire des futurs saints. Le dragon fut terrassé à coup de tison, le serpent se mordit la queue, la Loire elle-même fut domptée et les grains de sable se transformèrent en abeilles.

Les temps changèrent une fois encore. Les troubadours et les poètes n'avaient d'autres ressources que de célébrer la gloire des puissants. Des châteaux se dressèrent tout du long de notre rivière ; elle fut vite accaparée par la couronne de France et on la prétendit royale. Les histoires devaient faire pénétrer les gueux dans le secret des lieux.

Il n'était plus qu'une fois des histoires de princesses endormies, de bergères épousant le roi, de vilaines sorcières entravant leur bel amour. La vie de château est le cadre de toutes nos fables, de tous les récits d'alors. Il y avait bien quelques gentils manants pour servir en arrière-plan de personnages d'appoint, mais tout se déroulait derrière les hauts murs de nos forteresses ligériennes.

Entre-temps, une nouvelle épopée était née : celle des va-nu-pieds allant sur l'eau. C'est sans doute à partir de leur disparition effective sur la rivière qu'ils devinrent personnages de légende. Tant qu'ils étaient en action, nul ne songeait à célébrer la gloire de ces vils gueux aux manières si déplaisantes et au métier si pénible. Il en va toujours ainsi : la mémoire transforme et embellit à sa guise ce qui n'était pas grand chose au temps de sa réalité.

Les princesses croisaient désormais la route des hommes aux manières rudes ; elles pouvaient rêver de partir avec eux le long des flots. Elles découvraient la feuille à l'envers, embarquaient pour des aventures lointaines. Les conteurs se faisaient un malin plaisir à transformer en épopée un quotidien de chien. L'important, n'est-il pas, que la Loire demeurât alors le décor principal ?

La petite reine supplanta les princesses et les mariniers. La Loire fut sillonnée à vélo par une multitude curieuse et respectueuse. Les châteaux accueillirent des milliers de visiteurs en tenue cycliste, les berges furent photographiées en tous sens, les bateaux de bois retrouvèrent vie et passagers pour quelques joyeuses traversées. C'était une Loire à visage humain, respectueuse de l'environnement.

Puis les faiseurs d'argent estimèrent que le filon valait la peine d'y engloutir des investissements princiers. Une chenille immonde de 90 mètres de long, de 15 mètres de large décréta que la vie de château devait se vivre sur le fleuve. La Princesse abandonnait ses rêves et ses tourments pour voguer sur l'expression même du luxe et de l'indécence.

Durant sept jours et sept nuits, les nains laissent la place au géant des eaux pour que, dans tout le confort, les oiseaux ligériens deviennent poules aux œufs d'or pour ceux qui se transformeront en bandits de grands marins. Fini, la belle réveillée par son prince énamouré, la Princesse à la cabine flottante guinchera toutes les nuits sans qu'il soit besoin de lui raconter des histoires. Elle se mirera dans les eaux de la Loire pour décréter qu'elle est la plus belle !

Nouveau dragon qu'il faudrait pourfendre : la Loire Princesse accueille 96 passagers pour une croisière sur la fille Liger, devenue prétexte et arrière-fond aux plaisirs des croisières. Au sein de cette monstrueuse construction, les voyageurs modernes disposent de tout le confort, vivent dans le luxe et les fanfreluches. On leur présentera une Loire de pacotille qui défilera sous leurs yeux quand ils auront cessé de se goinfrer dans le restaurant flottant, qu'ils auront les pieds las de danser et qu'ils en auront assez de regarder la télévision présente dans toutes les cabines.

Prétexte à la modernité invasive, intrusion du luxe impudique sur l'eau, la Loire ne sera plus sauvage pour ces colonisateurs du progrès mercantile. Pire, ce bateau viendra rompre l'harmonie des paysages, s'imposera comme spectacle plus grandiose encore que nos pauvres châteaux, devenus ridicules devant sa magnificence de pacotille et son gigantisme tout juste bon à faire du chiffre ...

Pire que tout encore : pour distraire ces voyageurs du factice, des animations pittoresques leur seront servies comme simple prétexte. Le Ligérien sera le sauvage de ces touristes trois étoiles, l'appareil photographique vissé au coin de l'œil et le guide vert parcouru d'un regard inexpressif. Que comprendront-ils de l'âme de notre Loire ? Que verront-ils des oiseaux et des hôtes de la rivière, effrayés par le monstre à aubes ? Que sauront-ils des anecdotes et des histoires des gens de la rivière ?

Pauvre Loire qui ouvre ainsi son cours aux charognards et aux financiers ! Bientôt elle sera couverte de ces usines à touristes bêlants. Il n'est pas de doute que les histoires d'autrefois ne passionneront pas ces nouveaux conquérants du tourisme clef en main. Dégageons la place ; la Loire Princesse navigue à contre-courant de notre passion, de nos convictions et du respect dû à ce merveilleux écrin naturel. Dans son sillage, combien de nids noyés, de rêves brisés, d'amours dérangées … ?

Ce n'est pas dans ses soirées endiablées que les colporteurs et les bonimenteurs pourront faire entendre leurs pauvres récits. Il faut du décibel et des projecteurs multicolores pour les soirées pince-fesses de la trop frivole Princesse. Éloignons-nous de ce monstre : il n'est pas de notre monde. Pauvre Loire qui s'adonne ainsi à de telles pratiques ! Elle ne méritait pas pareille sortie de piste !

Anachroniquement leur.


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