La
vie de château les mène en bateau …
Il
était une fois une rivière qui se pensait sauvage. C'était bien
avant que les géographes ne l'affublent du terme pédant de fleuve
qui, non seulement, a le terrible désagrément de se prendre au
sérieux, mais qui plus est, lui confère une masculinité qui ne lui
sied guère. Elle était peuplée de lutins et d'elfes, de mages et
de fées, elle abritait des légendes celtes, des histoires
fabuleuses …
Les
baladins circulaient à pied, allaient à la rencontre des riverains
pour leur conter des histoires à veiller jusqu'au bout de la nuit.
C'était un temps où l'on croyait encore au surnaturel, aux forces
obscures, au pouvoir des choses et de la nature sur les humains. Rien
ne semblait extraordinaire à qui avait encore son âme d'enfant. Lug
régnait en maître sur ce paradis des lumières.
Puis
les faiseurs d'histoires furent chargés de porter la croix, de
mettre en lumière un nouveau dieu. Ils inventèrent des légendes
magnifiques, des exploits oniriques, des paraboles édifiantes pour
célébrer la gloire des futurs saints. Le dragon fut terrassé à
coup de tison, le serpent se mordit la queue, la Loire elle-même fut
domptée et les grains de sable se transformèrent en abeilles.
Les
temps changèrent une fois encore. Les troubadours et les poètes
n'avaient d'autres ressources que de célébrer la gloire des
puissants. Des châteaux se dressèrent tout du long de notre
rivière ; elle fut vite accaparée par la couronne de France et
on la prétendit royale. Les histoires devaient faire pénétrer les
gueux dans le secret des lieux.
Il
n'était plus qu'une fois des histoires de princesses endormies, de
bergères épousant le roi, de vilaines sorcières entravant leur bel
amour. La vie de château est le cadre de toutes nos fables, de tous
les récits d'alors. Il y avait bien quelques gentils manants pour
servir en arrière-plan de personnages d'appoint, mais tout se
déroulait derrière les hauts murs de nos forteresses ligériennes.
Entre-temps,
une nouvelle épopée était née : celle des va-nu-pieds allant
sur l'eau. C'est sans doute à partir de leur disparition effective
sur la rivière qu'ils devinrent personnages de légende. Tant qu'ils
étaient en action, nul ne songeait à célébrer la gloire de ces
vils gueux aux manières si déplaisantes et au métier si pénible.
Il en va toujours ainsi : la mémoire transforme et embellit à
sa guise ce qui n'était pas grand chose au temps de sa réalité.
Les
princesses croisaient désormais la route des hommes aux manières
rudes ; elles pouvaient rêver de partir avec eux le long des
flots. Elles découvraient la feuille à l'envers, embarquaient pour
des aventures lointaines. Les conteurs se faisaient un malin plaisir
à transformer en épopée un quotidien de chien. L'important,
n'est-il pas, que la Loire demeurât alors le décor principal ?
La
petite reine supplanta les princesses et les mariniers. La Loire fut
sillonnée à vélo par une multitude curieuse et respectueuse. Les
châteaux accueillirent des milliers de visiteurs en tenue cycliste,
les berges furent photographiées en tous sens, les bateaux de bois
retrouvèrent vie et passagers pour quelques joyeuses traversées.
C'était une Loire à visage humain, respectueuse de l'environnement.
Puis
les faiseurs d'argent estimèrent que le filon valait la peine d'y
engloutir des investissements princiers. Une chenille immonde de 90
mètres de long, de 15 mètres de large décréta que la vie de
château devait se vivre sur le fleuve. La Princesse abandonnait ses
rêves et ses tourments pour voguer sur l'expression même du luxe et
de l'indécence.
Durant
sept jours et sept nuits, les
nains laissent la place au géant des eaux pour que, dans tout le
confort, les oiseaux ligériens deviennent poules aux œufs d'or pour
ceux qui se transformeront en bandits de grands marins. Fini, la
belle réveillée par son prince énamouré, la Princesse à la
cabine flottante guinchera toutes les nuits sans qu'il soit besoin
de lui raconter des histoires. Elle se mirera dans les eaux de la
Loire pour décréter qu'elle est la plus belle !
Nouveau
dragon qu'il faudrait pourfendre : la Loire Princesse accueille
96 passagers pour une croisière sur la fille Liger, devenue prétexte
et arrière-fond aux plaisirs des croisières. Au sein de cette
monstrueuse construction, les voyageurs modernes disposent de tout le
confort, vivent dans le luxe et les fanfreluches. On leur présentera
une Loire de pacotille qui défilera sous leurs yeux quand ils auront
cessé de se goinfrer dans le restaurant flottant, qu'ils auront les
pieds las de danser et qu'ils en auront assez de regarder la
télévision présente dans toutes les cabines.
Prétexte
à la modernité invasive, intrusion du luxe impudique sur l'eau, la
Loire ne sera plus sauvage pour ces colonisateurs du progrès
mercantile. Pire, ce bateau viendra rompre l'harmonie des paysages,
s'imposera comme spectacle plus grandiose encore que nos pauvres
châteaux, devenus ridicules devant sa magnificence de pacotille et
son gigantisme tout juste bon à faire du chiffre ...
Pire
que tout encore : pour distraire ces voyageurs du factice, des
animations pittoresques leur seront servies comme simple prétexte.
Le Ligérien sera le sauvage de ces touristes trois étoiles,
l'appareil photographique vissé au coin de l'œil et le guide vert
parcouru d'un regard inexpressif. Que comprendront-ils de l'âme de
notre Loire ? Que verront-ils des oiseaux et des hôtes de la
rivière, effrayés par le monstre à aubes ? Que sauront-ils des
anecdotes et des histoires des gens de la rivière ?
Pauvre
Loire qui ouvre ainsi son cours aux charognards et aux financiers !
Bientôt elle sera couverte de ces usines à touristes bêlants. Il
n'est pas de doute que les histoires d'autrefois ne passionneront pas
ces nouveaux conquérants du tourisme clef en main. Dégageons la
place ; la Loire Princesse navigue à contre-courant de notre
passion, de nos convictions et du respect dû à ce merveilleux écrin
naturel. Dans son sillage, combien de nids noyés, de rêves brisés,
d'amours dérangées … ?
Ce
n'est pas dans ses soirées endiablées que les colporteurs et les
bonimenteurs pourront faire entendre leurs pauvres récits. Il faut
du décibel et des projecteurs multicolores pour les soirées
pince-fesses de la trop frivole Princesse. Éloignons-nous de ce
monstre : il n'est pas de notre monde. Pauvre Loire qui s'adonne
ainsi à de telles pratiques ! Elle ne méritait pas pareille
sortie de piste !
Anachroniquement
leur.
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