Briser
le mur de leur silence.
Le
monde du handicap mental est souvent un univers qui relève de la
planète lointaine et mystérieuse. Il est bien difficile voire
totalement impossible de comprendre ni même d’appréhender ce qui
se passe dans l’esprit de ceux qui sont touchés par cet étrange
présent de la destinée. J’avoue devoir chercher mes mots pour
caractériser ce qui échappe à la fois à notre entendement et à
notre perception de la norme. Pourtant, la vie est présente, une
personne de chair et de sentiments se cache derrière le mur du
silence.
Un
éducateur aventureux et fougueux m’a demandé de proposer des
contes dans une Maison d’Accueil Social, une MAS comme on aime à
se réfugier derrière les sigles qui éloignent souvent la réalité
de sa désignation. Ici : des adultes cérébro-lésés, formule
encore plus énigmatique et distante pour effacer une symptomatologie
redoutable. Redoutable surtout pour celui qui se trouve ainsi
confronté à des manifestations spectaculaires dont il ne perçoit
ni les causes ni les conséquences.
Face
à moi, des hommes et des femmes dont inconsciemment j’ai bien du
mal à reconnaître la dimension adulte. Faute de langage, j’ai la
terrible tentation de leur servir des contes pour enfants. Il me faut
combattre cette facilité en acceptant de leur offrir des récits qui
mettent en jeu des considérations plus élaborées, nécessitant une
réflexion étayée par le poids de l’expérience. Une fois encore,
exprimer ce contexte me pousse à user de circonlocutions prudentes
pour éviter de blesser ou bien de heurter, pourtant ce sont bien là
les tourments auxquels je dus faire face.
Une
fois le choix des contes effectués, il m’appartenait de me jeter à
l’eau, de me lancer dans leur représentation. C’est là alors
que je me heurtai à l’absence quasi totale de réactions de leur
part, du moins de mon point de vue de personne étrangère à leur
quotidien. Là où habituellement je recevais réponse ou rire,
exclamation ou stupeur, j’héritais d’une apathie désarmante.
Je
me donnais l’impératif de n’en rien montrer. J’en rajoutais
même dans les pitreries ou bien les expressions théâtrales. Puis,
le conte terminé, la chute tombant à plat, j’étais désemparé.
Quel est le sens de tout-cela ? Que perçoivent-ils de mes facéties
? Que comprennent-ils de mes messages ? Leur absence de communication
verbale, souvent visuelle constituant un choc pour moi.
J’en
fis part à mon commanditaire qui tout au contraire, répondit à mon
dépit par un enthousiasme que je trouvais flatteur et même suspect,
considérant qu’il ne voulait ni m’offenser ni me blesser. Je
repris mon bâton de Bonimenteur, toujours dans le même silence
pesant. Que c’est dur de raconter sans écho, de prêcher ainsi
dans un apparent désert.
Pourtant,
la fois suivante, ils étaient tous là et d’autres s’étaient
joints aux premiers. Je pouvais légitimement me demander s’ils
avaient véritablement le choix, eux qu’il fallait mener jusqu’à
moi en les poussant sur des chariots qui sont parfois des lits ou des
fauteuils recevant des corps en distorsion. Quelques signes pourtant
se manifestaient, un pouce tendu, une petite lueur dans l’œil ou
bien une tentative discrète et incomplète d'applaudissement, des
grognements ou une main qui vous agrippe pour ne plus vous lâcher.
Je
recommençai donc avec un peu plus de certitudes tout en me trouvant
toujours confronté au choix du récit et cette terrible passivité
supposée. Faut-il leur parler d’amour ? Peut-on évoquer le monde
réel ? Faut-il seulement arpenter un imaginaire de pacotille ? Je
pris le risque d’oser des thèmes plus sérieux ; l’amour, la
mort, la guerre, la méchanceté des hommes, la pauvreté, la
vieillesse. Le Conte ne doit jamais s’interdire les turpitudes de
l’existence et je n’avais pas le droit de les exonérer de cet
univers.
Une
fois encore les réactions, plus ténues qu’elles soient semblaient
me donner raison. L’animateur avait raison, il se passait quelque
chose. Quoi au juste ? Je ne puis en mesurer véritablement la nature
ni même le degré de compréhension réel. Est-ce simplement le fait
de les considérer comme des adultes ordinaires qui justifiait leur
écoute ? Je n’en saurai jamais rien.
Pourtant,
en dépit de la difficulté, je recommencerai et je crois en
apprendre beaucoup plus sur moi et sur ma manière de raconter que
sur eux. Finalement, ils me rendent un incroyable service, me
poussant à repenser sans cesse, avec eux, la nature même de ma
conception de l’humanité. Je vous invite tous, un jour, à oser
cette confrontation qui n’est pas sans conséquence à la seule et
essentielle condition que vous ne les preniez pas pour des bêtes
curieuses, des monstres effrayants, des individus déclassés. Ils
sont nos égaux et nos pareils, vous leur devez de leur donner le
meilleur de vous-même !
Expressivement
leur.
Illustrations
: http://www.emmanuelaugier.com/galerie/vieux_mur_gallerie/
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