jeudi 29 novembre 2018

La racontée sans retour


Briser le mur de leur silence.



Le monde du handicap mental est souvent un univers qui relève de la planète lointaine et mystérieuse. Il est bien difficile voire totalement impossible de comprendre ni même d’appréhender ce qui se passe dans l’esprit de ceux qui sont touchés par cet étrange présent de la destinée. J’avoue devoir chercher mes mots pour caractériser ce qui échappe à la fois à notre entendement et à notre perception de la norme. Pourtant, la vie est présente, une personne de chair et de sentiments se cache derrière le mur du silence.

Un éducateur aventureux et fougueux m’a demandé de proposer des contes dans une Maison d’Accueil Social, une MAS comme on aime à se réfugier derrière les sigles qui éloignent souvent la réalité de sa désignation. Ici : des adultes cérébro-lésés, formule encore plus énigmatique et distante pour effacer une symptomatologie redoutable. Redoutable surtout pour celui qui se trouve ainsi confronté à des manifestations spectaculaires dont il ne perçoit ni les causes ni les conséquences.

Face à moi, des hommes et des femmes dont inconsciemment j’ai bien du mal à reconnaître la dimension adulte. Faute de langage, j’ai la terrible tentation de leur servir des contes pour enfants. Il me faut combattre cette facilité en acceptant de leur offrir des récits qui mettent en jeu des considérations plus élaborées, nécessitant une réflexion étayée par le poids de l’expérience. Une fois encore, exprimer ce contexte me pousse à user de circonlocutions prudentes pour éviter de blesser ou bien de heurter, pourtant ce sont bien là les tourments auxquels je dus faire face.

Une fois le choix des contes effectués, il m’appartenait de me jeter à l’eau, de me lancer dans leur représentation. C’est là alors que je me heurtai à l’absence quasi totale de réactions de leur part, du moins de mon point de vue de personne étrangère à leur quotidien. Là où habituellement je recevais réponse ou rire, exclamation ou stupeur, j’héritais d’une apathie désarmante.

Je me donnais l’impératif de n’en rien montrer. J’en rajoutais même dans les pitreries ou bien les expressions théâtrales. Puis, le conte terminé, la chute tombant à plat, j’étais désemparé. Quel est le sens de tout-cela ? Que perçoivent-ils de mes facéties ? Que comprennent-ils de mes messages ? Leur absence de communication verbale, souvent visuelle constituant un choc pour moi.

J’en fis part à mon commanditaire qui tout au contraire, répondit à mon dépit par un enthousiasme que je trouvais flatteur et même suspect, considérant qu’il ne voulait ni m’offenser ni me blesser. Je repris mon bâton de Bonimenteur, toujours dans le même silence pesant. Que c’est dur de raconter sans écho, de prêcher ainsi dans un apparent désert.

Pourtant, la fois suivante, ils étaient tous là et d’autres s’étaient joints aux premiers. Je pouvais légitimement me demander s’ils avaient véritablement le choix, eux qu’il fallait mener jusqu’à moi en les poussant sur des chariots qui sont parfois des lits ou des fauteuils recevant des corps en distorsion. Quelques signes pourtant se manifestaient, un pouce tendu, une petite lueur dans l’œil ou bien une tentative discrète et incomplète d'applaudissement, des grognements ou une main qui vous agrippe pour ne plus vous lâcher.

Je recommençai donc avec un peu plus de certitudes tout en me trouvant toujours confronté au choix du récit et cette terrible passivité supposée. Faut-il leur parler d’amour ? Peut-on évoquer le monde réel ? Faut-il seulement arpenter un imaginaire de pacotille ? Je pris le risque d’oser des thèmes plus sérieux ; l’amour, la mort, la guerre, la méchanceté des hommes, la pauvreté, la vieillesse. Le Conte ne doit jamais s’interdire les turpitudes de l’existence et je n’avais pas le droit de les exonérer de cet univers.

Une fois encore les réactions, plus ténues qu’elles soient semblaient me donner raison. L’animateur avait raison, il se passait quelque chose. Quoi au juste ? Je ne puis en mesurer véritablement la nature ni même le degré de compréhension réel. Est-ce simplement le fait de les considérer comme des adultes ordinaires qui justifiait leur écoute ? Je n’en saurai jamais rien.

Pourtant, en dépit de la difficulté, je recommencerai et je crois en apprendre beaucoup plus sur moi et sur ma manière de raconter que sur eux. Finalement, ils me rendent un incroyable service, me poussant à repenser sans cesse, avec eux, la nature même de ma conception de l’humanité. Je vous invite tous, un jour, à oser cette confrontation qui n’est pas sans conséquence à la seule et essentielle condition que vous ne les preniez pas pour des bêtes curieuses, des monstres effrayants, des individus déclassés. Ils sont nos égaux et nos pareils, vous leur devez de leur donner le meilleur de vous-même !

Expressivement leur.

Illustrations : http://www.emmanuelaugier.com/galerie/vieux_mur_gallerie/


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