Le
voyage de Jean Petitjean
C’est
au cours d’un banquet de chasse, comme seule la Sologne sait encore
les proposer, qu' Ernest, la mine rubiconde et le regard pétillant
me céda cette histoire qu’il prétend tenir de son grand-père,
braconnier notoire et gourmand célèbre. La chère avait été si
bonne, le gibier et les champignons ayant eu la place d’honneur,
que j’eus la faiblesse de croire à son récit qui se prolongea
fort tard, tant que nos verres n’étaient pas vides. J’ajoute que
la maire de Sigloy m’avait auparavant touché deux mots de cette
page de l’histoire locale et que j’avais grand appétit à vous
la raconter à mon tour.
Nous
sommes en 1907, à Châteauneuf-sur-Loire. La vie suit son cours,
tranquille et insouciante, ignorant tout du drame à venir. Le train
a changé la vie dans nos campagnes. Dans cette charmante ville des
bords de Loire, le dimanche, les pêcheurs viennent en nombre pour
taquiner le goujon et profiter de la quiétude des lieux. Ils sont
Parisiens et voyagent par le chemin de fer. C’est un autre moyen
de transport ferré qui va servir de toile de fond à l’aventure de
Jean Petitjean : une figure locale, un colosse à la bedaine si
proéminente qu’on se demande parfois comment il peut se lever de
son lit.
Depuis
1905, la compagnie des tramways du Loiret, en association avec son
homologue du Loir-et-Cher, a ouvert deux lignes sur une distance de
156 km à travers notre magnifique Sologne, ce train-tramway est tiré
par une locomtive à vapeur. La ligne principale relie
Brinon-sur-Sauldre à Orléans via Isdes, Tigy et Sandillon. La
seconde ira jusqu’à Romorantin à partir de 1906 en passant pas
Neung-sur-Beuvron, Ligny-le-Ribault et Cléry-Saint-André avant de
terminer sa route à Orléans.
Une
antenne de ce réseau part de Châteauneuf pour rejoindre la première
ligne à Tigy en passant sur le seul vestige qui reste de nos jours
de cette belle épopée : la passerelle du Rio à Sigloy.
Aujourd’hui à l’abandon, ce petit pont métallique mériterait
bien un peu plus de considération et pourrait se montrer fort utile
en cas de crue de Loire. Mais ceci est une autre histoire ….
C’est
donc au départ de Châteauneuf que le 18 octobre 1907, Jean
Petitjean décida d’emprunter le tramway de Sologne pour rendre
visite à des amis à Romorantin. Cette belle ville qui faillit
devenir capitale de la France sous François Premier et cité idéale
sous les dessins de Léonard de Vinci, a toujours été réputée
pour sa gastronomie. Voilà bien une raison suffisante pour que notre
homme se lance dans une aventure ferroviaire d’une bonne centaine
de kilomètres avec une petite vingtaine de gares à la clef.
Jean,
en bon Ligérien qu’il était, ne souhaitait nullement mourir
d’inanition durant le trajet. C’est donc, muni d’un joli panier
gourmand, qu’il se présenta à la gare, tout sourire, pour une
journée qui se promettait d’être formidable. Son billet en poche,
quelques litrons et belles cochonnailles dans son panier, il se mit
en demeure de gravir le marchepied pour accéder à la plateforme
avant que de rentrer dans l’une des voitures . C’est là que
l’expédition prit une autre dimension et franchit le seuil de
l’anecdote pour pénétrer de plain-pied dans la fable …
Il
fallut le recours d’un jeune homme : Gilles Durand, qui se rendait
au lycée Henri Brisson de Vierzon en passant par Romorantin, lui
aussi, pour libérer le pauvre homme. Le garçon jouait au rugby dans
cette ville qui, au début du siècle s’était mise à ce sport
venu d’Angleterre. Il était costaud, il jouait pilier et un bon
coup d’épaule lui suffit pour faire passer Jean du statut de gros
bouchon obstruant à celui plus ordinaire de passager.
Jean
remercia vivement le jeune garçon et le convia immédiatement à
casser la croûte avec lui. Ils s’installèrent sur une banquette
en bois, fort commode pour ne pas redouter les taches de graisse qui,
en la circonstance,étaient inévitables . Ils cessèrent pourtant de
manger quand ils arrivèrent sur la passerelle du Rio, à la sortie
de Châteauneuf, la Loire grondait et passait désormais sous le
petit pont de fer : la crue menaçait une fois de plus le Val.
Ils
se remirent bien vite de leurs émotions, oubliant de manière bien
légère que si la dame continuait ainsi à monter, elle leur
barrerait le chemin du retour- ce qui sera le cas car le lendemain,
la cote fut mesurée à 5m73 et le pays était sous les eaux- mais
Jean n’en avait cure : grande était sa faim et il avait
trouvé un compagnon doté d' un solide coup de fourchette, même si
dans le tramway, ils mangeaient sur le pouce.
À
chaque gare, des gens montaient, chargés de victuailles et
s’empressaient de rejoindre Jean et Gilles. Bien vite, dans la
voiture s'organisait un gigantesque banquet campagnard. On riait
fort, on mangeait plus encore, le vin coulait à flot tandis que la
Loire grondait et montait toujours. L’insouciance de ces gens était
incroyable, ils étaient entièrement à leur festin, curieusement
improvisé en ce lieu.
On
s’alarma, on s’inquiéta des conséquences de cet arrêt du
trafic si rien n’était fait pour sortir le bonhomme de ce piège.
Rapidement pourtant, l’inquiétude changea d’objet ; le tunnel du
Pont Georges-V, permettant de passer sous la route, était sous les
eaux. Le personnel avait d’autres chats à fouetter que ce Bibendum
encombrant.
Jean
finit par trouver le temps long et, plus encore, se plaignit d’avoir
grand faim. Il est vrai qu’il était ainsi depuis bientôt trois
heures et que midi venait de sonner. L’homme était réglé comme
une pendule ; il était l’heure pour lui de passer à table.
Il hurlait, geignait sans que quiconque désormais ne se souciât de
lui. Le spectacle de la Loire en furie avait bien d’autres attraits
que celui du pauvre Jean coincé dans sa portière.
Il
fut mis au régime par la force des choses et, en dépit de ses
protestations, n’eut rien à se mettre sous la dent jusqu’au
soir. Le soir arriva et l’homme passa la nuit à dormir debout
tandis qu’à quelques mètres de lui, la rivière grondait et que
chacun s’évertuait à sauver ce qui pouvait l’être. Le matin du
18 octobre, jour du pic de la crue, Jean sentit l’eau lui
chatouiller les arpions mais ce n’était rien en comparaison de son
estomac que désormais il avait dans les talons. Il risquait
l'hydrocution car l’eau n’était pas chaude.
Personne
ne se préoccupa de lui ce jour-là également. La circulation avait
été interrompue compte tenu de la situation. Notre passager
encombrant passa une nouvelle journée dans cette position
inconfortable en jeûnant pour la première fois de son existence. La
cure fut salutaire, le lendemain matin, la privation lui avait fait
perdre enfin les quelques centimètres qui entravaient sa libération.
Il se glissa hors de sa portière sans que personne n’applaudisse à
l’exploit.
Le
matin du 19 octobre, l’alerte était passée, la Loire avait
regagné son lit et Jean songea à l’imiter. Il n’était plus
temps pour lui de se rendre à Romorantin, il n’avait qu’une
hâte : rentrer à Châteauneuf. Mais les gens sont mesquins, le
chez de gare refusa de lui vendre un ticket de tramway, c’est donc
vers la gare de chemin fer qu’il dut se rendre pour emprunter la
ligne d’Orléans à Gien qui passait à Châteauneuf. Son aventure
avait fait le tour de la ville et le guichetier de la compagnie des
chemins de fer de Paris à Orléans, exigea qu’il prenne un billet
de première classe, lui interdisant dans le même temps de manger
dans le wagon.
C’est
fort amaigri que Jean rentra enfin chez lui en restant sur sa faim !
Il se jura d’user à l’avenir de plus de modération en matière
alimentaire, promesse qui tomba bien vite à l’eau. Ses amis
l’attendaient dans son pays ; ils lui firent un accueil digne
d’un chef d’état et un immense banquet fut improvisé à
Châteauneuf sur le quai de la gare. L’alerte avait été chaude,
tout était rentré dans l’ordre, la Loire et Jean PetitJean ayant
repris leurs places respectives. De la Sologne, notre homme n’avait
rien vu, il était trop large et gras du bide pour aller au pays des
ventres jaunes.
Gourmandement
sien.
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