lundi 12 novembre 2018

La Sologne de long en large .



Le voyage de Jean Petitjean



C’est au cours d’un banquet de chasse, comme seule la Sologne sait encore les proposer, qu' Ernest, la mine rubiconde et le regard pétillant me céda cette histoire qu’il prétend tenir de son grand-père, braconnier notoire et gourmand célèbre. La chère avait été si bonne, le gibier et les champignons ayant eu la place d’honneur, que j’eus la faiblesse de croire à son récit qui se prolongea fort tard, tant que nos verres n’étaient pas vides. J’ajoute que la maire de Sigloy m’avait auparavant touché deux mots de cette page de l’histoire locale et que j’avais grand appétit à vous la raconter à mon tour.

Nous sommes en 1907, à Châteauneuf-sur-Loire. La vie suit son cours, tranquille et insouciante, ignorant tout du drame à venir. Le train a changé la vie dans nos campagnes. Dans cette charmante ville des bords de Loire, le dimanche, les pêcheurs viennent en nombre pour taquiner le goujon et profiter de la quiétude des lieux. Ils sont Parisiens et voyagent par le chemin de fer. C’est un autre moyen de transport ferré qui va servir de toile de fond à l’aventure de Jean Petitjean : une figure locale, un colosse à la bedaine si proéminente qu’on se demande parfois comment il peut se lever de son lit.

Depuis 1905, la compagnie des tramways du Loiret, en association avec son homologue du Loir-et-Cher, a ouvert deux lignes sur une distance de 156 km à travers notre magnifique Sologne, ce train-tramway est tiré par une locomtive à vapeur. La ligne principale relie Brinon-sur-Sauldre à Orléans via Isdes, Tigy et Sandillon. La seconde ira jusqu’à Romorantin à partir de 1906 en passant pas Neung-sur-Beuvron, Ligny-le-Ribault et Cléry-Saint-André avant de terminer sa route à Orléans.

Une antenne de ce réseau part de Châteauneuf pour rejoindre la première ligne à Tigy en passant sur le seul vestige qui reste de nos jours de cette belle épopée : la passerelle du Rio à Sigloy. Aujourd’hui à l’abandon, ce petit pont métallique mériterait bien un peu plus de considération et pourrait se montrer fort utile en cas de crue de Loire. Mais ceci est une autre histoire ….

C’est donc au départ de Châteauneuf que le 18 octobre 1907, Jean Petitjean décida d’emprunter le tramway de Sologne pour rendre visite à des amis à Romorantin. Cette belle ville qui faillit devenir capitale de la France sous François Premier et cité idéale sous les dessins de Léonard de Vinci, a toujours été réputée pour sa gastronomie. Voilà bien une raison suffisante pour que notre homme se lance dans une aventure ferroviaire d’une bonne centaine de kilomètres avec une petite vingtaine de gares à la clef.

Jean, en bon Ligérien qu’il était, ne souhaitait nullement mourir d’inanition durant le trajet. C’est donc, muni d’un joli panier gourmand, qu’il se présenta à la gare, tout sourire, pour une journée qui se promettait d’être formidable. Son billet en poche, quelques litrons et belles cochonnailles dans son panier, il se mit en demeure de gravir le marchepied pour accéder à la plateforme avant que de rentrer dans l’une des voitures . C’est là que l’expédition prit une autre dimension et franchit le seuil de l’anecdote pour pénétrer de plain-pied dans la fable …

Le tramway de Sologne était un véhicule posé sur des rails à écartement métrique. Sa largeur était réduite et tout allait ainsi dans le sens de la réduction de l’espace, la portière suivait la même tendance si bien que notre colosse débonnaire se retrouva coincé dans celle-ci, pris au piège de son indice volumétrique. Le chef de gare avait beau siffler le départ, le tramway resta à quai avec un passager en suspens !

Il fallut le recours d’un jeune homme : Gilles Durand, qui se rendait au lycée Henri Brisson de Vierzon en passant par Romorantin, lui aussi, pour libérer le pauvre homme. Le garçon jouait au rugby dans cette ville qui, au début du siècle s’était mise à ce sport venu d’Angleterre. Il était costaud, il jouait pilier et un bon coup d’épaule lui suffit pour faire passer Jean du statut de gros bouchon obstruant à celui plus ordinaire de passager.

Jean remercia vivement le jeune garçon et le convia immédiatement à casser la croûte avec lui. Ils s’installèrent sur une banquette en bois, fort commode pour ne pas redouter les taches de graisse qui, en la circonstance,étaient inévitables . Ils cessèrent pourtant de manger quand ils arrivèrent sur la passerelle du Rio, à la sortie de Châteauneuf, la Loire grondait et passait désormais sous le petit pont de fer : la crue menaçait une fois de plus le Val.

Ils se remirent bien vite de leurs émotions, oubliant de manière bien légère que si la dame continuait ainsi à monter, elle leur barrerait le chemin du retour- ce qui sera le cas car le lendemain, la cote fut mesurée à 5m73 et le pays était sous les eaux- mais Jean n’en avait cure : grande était sa faim et il avait trouvé un compagnon doté d' un solide coup de fourchette, même si dans le tramway, ils mangeaient sur le pouce.

À chaque gare, des gens montaient, chargés de victuailles et s’empressaient de rejoindre Jean et Gilles. Bien vite, dans la voiture s'organisait un gigantesque banquet campagnard. On riait fort, on mangeait plus encore, le vin coulait à flot tandis que la Loire grondait et montait toujours. L’insouciance de ces gens était incroyable, ils étaient entièrement à leur festin, curieusement improvisé en ce lieu.

La farce tourna à l’incident quand, à l' arrivée à la Gare Saint-Marceau, terme du premier tronçon, il fallut descendre pour changer de ligne. La portière avait certainement dû rétrécir durant le voyage à moins que ce ne fût Jean qui avait pris quelques centimètres de tour de taille, toujours est-il que, même sous les coups de butoir de son nouvel ami Gilles, il resta bloqué entre quai et compartiment, un pied dans le vide et la bedaine compressée.

On s’alarma, on s’inquiéta des conséquences de cet arrêt du trafic si rien n’était fait pour sortir le bonhomme de ce piège. Rapidement pourtant, l’inquiétude changea d’objet ; le tunnel du Pont Georges-V, permettant de passer sous la route, était sous les eaux. Le personnel avait d’autres chats à fouetter que ce Bibendum encombrant.

Jean finit par trouver le temps long et, plus encore, se plaignit d’avoir grand faim. Il est vrai qu’il était ainsi depuis bientôt trois heures et que midi venait de sonner. L’homme était réglé comme une pendule ; il était l’heure pour lui de passer à table. Il hurlait, geignait sans que quiconque désormais ne se souciât de lui. Le spectacle de la Loire en furie avait bien d’autres attraits que celui du pauvre Jean coincé dans sa portière.

Il fut mis au régime par la force des choses et, en dépit de ses protestations, n’eut rien à se mettre sous la dent jusqu’au soir. Le soir arriva et l’homme passa la nuit à dormir debout tandis qu’à quelques mètres de lui, la rivière grondait et que chacun s’évertuait à sauver ce qui pouvait l’être. Le matin du 18 octobre, jour du pic de la crue, Jean sentit l’eau lui chatouiller les arpions mais ce n’était rien en comparaison de son estomac que désormais il avait dans les talons. Il risquait l'hydrocution car l’eau n’était pas chaude.

Personne ne se préoccupa de lui ce jour-là également. La circulation avait été interrompue compte tenu de la situation. Notre passager encombrant passa une nouvelle journée dans cette position inconfortable en jeûnant pour la première fois de son existence. La cure fut salutaire, le lendemain matin, la privation lui avait fait perdre enfin les quelques centimètres qui entravaient sa libération. Il se glissa hors de sa portière sans que personne n’applaudisse à l’exploit.

Le matin du 19 octobre, l’alerte était passée, la Loire avait regagné son lit et Jean songea à l’imiter. Il n’était plus temps pour lui de se rendre à Romorantin, il n’avait qu’une hâte : rentrer à Châteauneuf. Mais les gens sont mesquins, le chez de gare refusa de lui vendre un ticket de tramway, c’est donc vers la gare de chemin fer qu’il dut se rendre pour emprunter la ligne d’Orléans à Gien qui passait à Châteauneuf. Son aventure avait fait le tour de la ville et le guichetier de la compagnie des chemins de fer de Paris à Orléans, exigea qu’il prenne un billet de première classe, lui interdisant dans le même temps de manger dans le wagon.

C’est fort amaigri que Jean rentra enfin chez lui en restant sur sa faim ! Il se jura d’user à l’avenir de plus de modération en matière alimentaire, promesse qui tomba bien vite à l’eau. Ses amis l’attendaient dans son pays ; ils lui firent un accueil digne d’un chef d’état et un immense banquet fut improvisé à Châteauneuf sur le quai de la gare. L’alerte avait été chaude, tout était rentré dans l’ordre, la Loire et Jean PetitJean ayant repris leurs places respectives. De la Sologne, notre homme n’avait rien vu, il était trop large et gras du bide pour aller au pays des ventres jaunes.

Gourmandement sien.


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