Ne
pas prendre les vessies pour des badernes …
Il
était une fois une petite fille des bords de Loire. Elle avait
grandi au pied de la rivière, son terrain de jeu et d'aventure.
Entourée d'une troupe de garçons, elle s'était prise à leurs jeux
sans se soucier de ceux de ses homologues en jupe. On disait d'elle
alors qu'elle était un garçon manqué, même si elle avait tout
pour affirmer une féminité que remarqueraient les garçons plus
tard.
Marie,
puisque tel était son nom, aimait à pêcher à la barbote,
participer aux concours de lancer de cailloux ou bien faire des
ricochets. Les poupées, elle les laissait à ses petites camarades ;
elle, c'était la nature qui était son domaine. Petite sauvageonne
pour les uns, enfant des bois et des berges pour les autres, chacun
s'amusait pourtant de connaître sa plus grande frustration.
Marie
n'était pas tout à fait comme ses compagnons d'aventure. Ses frères
et leurs copains avaient un jeu qui lui était impossible. Non que
ses parents lui missent des bâtons dans les roues : ils
n'étaient pas de ceux qui éduquent les enfants à coups de
défenses et d'interdictions. Non, la chose était bien plus banale
et somme toute plus triviale.
Marie
ne pouvait se joindre à eux quand, d'un jet, qu'ils pensaient
puissant et libérateur, ils urinaient dans la Loire. C'était à qui
enverrait son urine le plus loin tout en tenant le plus longtemps. Et
tous de s'extasier devant les bulles qu'ils faisaient dans l'eau :
un bonheur que chaque Ligérien mâle a un jour, au moins,
expérimenté.
Marie
était privée de ce bonheur simple et sensuel. Elle devinait bien
que la nature lui avait joué un vilain tour en l'obligeant à
baisser culotte et se cacher derrière un bosquet quand ses frères
restaient debout, le nez au vent et le jet en pleine gloire. Elle
s'était juré qu'elle aurait sa revanche et qu'elle initierait ses
enfants à ce petit jeu sans conséquence.
La
nature est parfois très décevante et Marie n'eut que des filles.
Elle dut ronger son frein et leur enseigner l'amour du fleuve et des
escapades auprès de celui-ci. Elle n'était pas certaine que le
message passât aussi bien qu'elle le désirait. Ses filles n'avaient
pas de frères pour les entraîner sur les chemins de la rivière et
déjà les autres enfants préféraient la télévision à la liberté
de la pleine nature.
Le
temps passa, Marie avait enfoui dans sa mémoire cette frustration
profondément ancrée en elle mais qu'aucun psychologue n' eût
considérée sérieusement. Elle avait dû faire avec ce manque,
cette castration symbolique qui l'avait faite telle qu'elle était
maintenant. Il y a sans doute bien plus grave frustration,
traumatisme plus redoutable que cette impossibilité de faire des
bulles dans la Loire d'un jet d'urine libérateur et glorieux.
C'est
sa fille aînée qui lui offrit ce bonheur rare de devenir grand-mère
d'un petit diable : un garçon avec tout le nécessaire entre
les jambes pour arroser la rivière comme il fallait. Marie aimait à
promener son petit-fils le long de notre Loire. Sa demeure étant
juste sur la levée, il lui était facile d'y promener la prunelle de
ses yeux !
C'est
lors de l'une de ces promenades que le petit dit fièrement à sa
mamie : « Manoune, je sais maintenant faire pipi debout ! »
Pour tout autre grand-mère, la nouvelle n'eût pas provoqué un
raz-de-marée d'émotions et de fierté mais pour Marie, il en allait
tout autrement. Elle sentit ressurgir en elle ce qu'elle avait enfoui
si longtemps.
Marie
s'empressa d'expliquer à l'enfant qu'il pouvait désormais faire
des bulles dans la Loire, que rien n'était plus facile pour un
garçon. L'enfant la regarda, interloqué, mais ne chercha pas à
comprendre les propos énigmatiques de sa chère vieille Manoune. Ils
continuèrent tous deux leur promenade jusqu'à ce que l'enfant se
mette à danser la danse de Saint Guy en allant d'une jambe à
l'autre.
Marie,
sans doute un peu retorse sur le coup, saisit la perche au bond pour
expliquer enfin au gamin ce qu'il en retournait exactement de son
affirmation précédente. Le petit s'exécuta, défit fièrement sa
braguette et tel la petite statue bruxelloise, honora la Loire de son
jet clairet. Il était impossible de savoir lequel des deux était le
plus heureux. L'enfant de découvrir la puissance de ce plaisir
intime, la grand-mère de se rappeler ses années d'enfance …
Tout
aurait pu en rester là. Les deux complices rentrèrent dans la belle
demeure en front de Loire. Les parents, qui ne supportaient pas les
promenades sur des chemins boueux, exposés au vent et à la vacuité
d'un tel exercice, s'impatientaient. Ils demandèrent ce qu'il leur
était arrivé pour qu'ils mettent aussi longtemps ce jour-là.
L'enfant éventa le secret, pensant bien faire et n'imaginant pas le
coup de vent contraire qu'il allait déclencher.
Ce
fut un drame, un scandale. Les parents, nourris au lait de la
modernité urbaine, prétendument civilisée, s'insurgèrent d'une
pratique indigne de gens bien élevés. Ils tancèrent la grand-mère,
lui interdisant désormais d'emmener son petit-fils le long d'une
rivière dont partout on disait tant de mal car dangereuse,
capricieuse et imprévisible. Non seulement elle le mettait en danger
mais de plus, elle l'initiait à des rituels tribaux, grossiers et
indécents.
Marie
en fut pour ses frais. La vieille baderne c'était son gendre :
un garçon qui n'avait jamais dû mettre ses pas dans ceux d'un
amoureux de la Loire. Homme trop important, imbu de sa personne, il
devait être affublé d'une vessie bien terne pour ne jamais arroser
fièrement le fil de l'eau. Que sa fille puisse être de l'avis de ce
malotru : voilà qui la navrait encore plus. Décidément, la
malédiction des bulles dans la Loire, la poursuivrait toujours.
Urinement
sien.
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