La
boutique …
J'ai
grandi dans ce lieu magnifique qu'on nommait la boutique. Curieuse
dénomination pour deux espaces distincts, aux senteurs et au décor
fort dissemblables. Il y avait tout d'abord l'atelier de tapisserie
de ma mère, avec son grand métier horizontal qui s'enroulait
progressivement au fil de l'avancée de ses travaux d'aiguilles.
Plus loin, l'atelier de mon père, tapissier, avec ses odeurs de cuir
et le martellement continu du marteau.
Deux
domaines distincts, deux univers en décalage. Pourtant, la même
activité du matin jusqu'au soir. Mes parents étaient d'abord des
artisans. Leur vie, ils la passèrent au travail et mon père y
laissa même son dernier souffle, sans jamais connaître le repos.
Tous les jours de la semaine, la boutique était ouverte ; seul
le dimanche voyait les travaux s'arrêter sans pour autant fermer la
porte aux clients et aux visiteurs bavards.
Il
y avait deux vitrines sur le champ de foire pour éclairer les
travaux et proposer deux univers, une fois encore, très
dissemblables. La maroquinerie de luxe pour ma mère, les cordes et
les articles pour chiens pour mon père. J'aimais ces deux pièces
qui furent notre maison à nous. Au rez-de-chaussée, il y avait une
grande cuisine et toutes les autres pièces étaient dévolues à la
marche du commerce.
C'est
à l'étage que se trouvaient les chambres qu'on ne regagnait que
pour aller dormir. Notre vie était centrée sur la boutique avec ses
allées et venues incessantes, ses rituels et ses habitués. Il y
avait encore le boulevard qui devenait, au petit matin, le théâtre
du spectacle qui resterait à jamais gravé dans mon cœur.
Mon
père sortait sa grosse cardeuse et installait un réceptacle pour
recevoir la laine fraîchement démêlée : trois tréteaux, une
vieille toile à matelas tendue entre ceux-ci. A la première heure
du jour, mon père mettait en branle cet engin si bruyant . Le soir,
le matelas et le sommier seraient livrés, il ne fallait pas tarder …
Je
me réveillais au vacarme de cette machine, véritable ventre qui
avalait la laine compactée par des années de service au profit du
sommeil des clients. Mon père portait, vissé sur son crane dégarni,
son éternel béret dont il ne se coiffait qu'en cette occasion. Je
pense que mon couvre-chef de scène provient de ce souvenir si
présent mais si lointain, hélas.
Je
sais que les vieux habitants de ma petite ville n'ont pas oublié ce
spectacle incroyable qui faisait alors partie du décor local. Comme
j'aimerais découvrir un photographe de passage ayant immortalisé ce
qui, pour nous, était si banal que jamais ne nous vint l'idée de le
faire ! Ma mère était, quant à elle, déjà à son ouvrage.
Elle s'était levée encore plus tôt pour passer la serpillière par
toute la boutique : il fallait la tenir propre pour y
accueillir les merveilles qu'elle fabriquait.
Elle
a cousu à la main des couvre-pieds et des rideaux. Des milliards de
coups d'aiguille ; mouvement toujours identique, mouvement
précis et impeccable qu'elle pratiquait tout en discutant avec ces
gens qui venaient s'asseoir en face d'elle pour lui faire la
conversation. Combien en ai-je entendu de confessions, de récits
intimes, d'histoires de vie autour du métier de la tapissière !
C'est à croire que le mouvement ancestral de la couseuse éveillait
le désir de se confier. C'est sans doute là que j'ai apprécié le
plaisir des histoires simples.
La
boutique, c'était encore deux cavernes d'Ali Baba qui ont nourri mon
imaginaire, mes craintes et mes rêves. Il y avait l'immense
grenier : capharnaüm incroyable où, depuis la fin des chevaux
dans les fermes, dormaient à jamais colliers et licols en compagnie
des sangles et des rouleaux de cordage . L'odeur de ce grenier à
vieux cuir reste encore imprégnée au plus profond de mon être.
Il
y avait encore la remise. Une très belle grange où tout ce qui
était encombrant était rangé sous une charpente qui se dressait
dans le ciel. Un lieu magnifique dont j'ai toujours rêvé de faire
une salle de spectacle ou un lieu de convivialité. Nous partagions
ce local avec son propriétaire, notre voisin immédiat.
C'est
dans la boutique que je me suis construit. Jouant avec un morceau de
mousse ou des rouleaux à tissu, des cordes et des fouets. C'est là
encore que j'ai aimé découvrir les nouveaux visiteurs, écouter
leurs récits. C'est toujours là que j'ai partagé le travail de mes
parents mais, honte de ma vie : je n'ai jamais été en mesure
de simplement les imiter ; ma maladresse les ayant tous deux
découragés.
Ma
maison était un vaste théâtre du quotidien, atelier et magasin,
réserve et champ de foire.Par ces deux grandes vitrines derrière
lesquelles nous vivions, la ville entrait dans notre intimité. Ce
fut merveilleux puisque c'était mon enfance ! J'ai souhaité
vous la confier ; je me demande encore pourquoi. Si vous passez
par Sully sur Loire, vous constaterez que notre grande maison a été
divisée, aménagée en différents appartements. Mais il reste la
boutique, presque intacte, avec encore ses carrelages d'autrefois. On
y vend désormais des biscuits ; poussez donc la porte et pensez
à moi !
Nostalgiquement
vôtre.
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