mardi 20 mars 2018

Pour les beaux yeux d'Irène …



Comment la vie peut basculer.



Il était une fois une affreuse et repoussante vieille dame que tous les enfants de ce petit village craignaient comme la peste. Pour chacun d'eux, elle était sorcière effrayante, vieille folle qu'il fallait éviter; la croiser dans la rue était une épreuve. Les adultes qu'ils sont devenus évoquent encore ce souvenir lointain, avec des frissons dans le dos.

La fin de cette pauvre femme fut à l'image de cette réputation qui progressivement l'enferma dans un rôle qui n'était pas glorieux. Sorcière, était-elle devenue, c'est en sorcière qu'elle allait périr. Pourtant, sa destinée eût pu être tout autre. Il eût suffi d'un signe, d'un regard ou d'une passion qui n'eût pas été entravée.

Irène avait été jeune. Irène avait été belle en ce temps glorieux. Ses yeux surtout, d'un bleu si profond, n'étaient pas encore déparés par la froideur de ce qui fait peur. Bien au contraire, ils étaient pièges à garçons! C'est ainsi qu'un jeune homme du village s'y laissa prendre mais en retour toucha le cœur de la belle. Ces deux-là s'aimaient, c'est du moins ce qui se raconte encore mais le mariage n'était pas possible. Irène était d'une famille trop modeste pour que l'alliance se fît,

Il faut peu de chose pour basculer dans une forme de folie. Irène ne se remit jamais de cet amour contrarié. Enfermée dans sa modeste demeure, elle se coupa du monde, se négligea , cessa de se laver. Petit à petit, enchâssés dans sa laideur repoussante, ses yeux si beaux semblaient à présent , d'inquiétants diamants glacés ….

Irène était seule; elle le resterait toute sa longue vie. Ses contacts désormais se limitaient à ses chèvres, ses lapins et de rares clients qui surmontaient leur aversion pour acheter ses succulents fromages. Les enfants du bourg lui jetaient des pierres et lui lançaient des insultes. Elle puait! Cela justifiait hélas ce comportement si peu recommandable …

Irène vivait aussi dans une saleté sans nom, ce que ne révèle pas aujourd'hui sa maison , devenue la petite bibliothèque du village où l'on peut admirer un trésor: un magnifique pressoir à l'ancienne, pièce d'exception et de collection ! Du temps de la dame, cette merveille était dissimulée sous une couche de fumier qui occupait une grande partie de la masure!

Personne ne venait jamais dans l'unique pièce à vivre dont disposait Irène; l'odeur y était trop insupportable. C'est là qu'elle s'enferma dans sa rancune et son désespoir. On lui avait refusé l'homme de sa vie; il n'y en aurait aucun autre! Pire même, elle se coupa des siens. Quand sa sœur se maria, Irène , cloîtrée chez elle, assista cependant de la petite lucarne du grenier, à une célébration qu'elle s'était interdite.

La folie n'était pas loin, favorisée par la vieillesse et la solitude d'Irène . Elle devint désagréable et un peu grossière. Quand on lui demandait son nom, elle répondait toujours : «  Irène Fouqueau, avec un Q comme le mien qui ne combla jamais personne ! » Si la formule est détestable, elle révèle parfaitement toute la détresse éprouvée par cette malheureuse , au plus secret d'un cœur en souffrance.

Irène passait son temps à sillonner la campagne avec sa brouette. C'est ainsi qu'elle parcourait des distances considérables pour aller chercher de l'herbe afin de nourrir ses bêtes ou pour se rendre aux marchés du coin, vendre ses fromages de chèvre. C'est au retour de celui de Jargeau, ville située à sept kilomètres de son domicile, qu'elle tira, un jeudi soir, sa révérence à cette vallée de larmes.

A la nuit tombée , Irène poussait sa brouette le long de la route, marchant d'un bon pas en dépit de ses 88 ans. Le chauffeur d'une voiture qui allait trop vite, ne la vit pas et la percuta; le choc fut terrible! Irène mourut sur le coup. Il fallait pour cette pauvre femme, une fin à l'image de sa vie. Celle qui pour tous, était devenue une sorcière, fut décapitée. Ses yeux qui inspiraient si grande peur, avaient roulé avec sa face immonde dans un fossé. Ainsi finit une pauvre femme pour qui la vie n'avait pas été facile .

Sa maison est devenue un lieu culturel, et la photographie de la pauvre vieille trône en majesté près du pressoir ; il faut retenir l'ironie de cette histoire. Une réputation, pour monstrueuse qu'elle puisse être, peut un jour se transformer par la grâce du temps qui passe. La maison d'Irène est un lieu charmant. Fasse en sorte qu'elle redore une image qui était tombée bien bas. Si vous passez par Mardié, demandez à visiter ce lieu et n'oubliez pas d'avoir une pensée émue pour la pauvre Irène, la vieille aux si beaux yeux !

Hommagement sien

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