lundi 26 mars 2018

Le vieil homme et l'enfant.



Mes parties de pêche avec Monsieur Bagaud


Mes années d'enfance, avant d'atteindre l'âge d'aller vers la Loire où me poussait mon bon vouloir, je les passais en grande partie à pêcher dans les douves du château. Mes parents travaillaient à la boutique ; ils avaient un voisin, un retraité parisien qui avait acheté une vaste et vieille maison dans la rue Porte Berry, à deux pas de chez nous.

Monsieur Bagaud était pêcheur à la ligne comme ceux d'autrefois. Sous un grand chapeau de paille à larges bords , une belle allure d'homme fier et observateur, de grosses lunettes en écaille. Doté d' une patience au-delà de la normale, il avait une envie incroyable de m'initier à son passe-temps favori. Comme il avait tenu à la Capitale une droguerie où l'on vendait du matériel de pêche, l'homme possédait ainsi la parfaite panoplie du taquineur de bouchon, à l'exception de la grande caisse qui fait usage de boîte à pêche.

Il préférait un siège pliant avec accoudoir et dossier : un confort nécessaire et parfaitement solide puisque c'est mon père qui avait refait le coutil. Il pouvait donc s'y reposer tout à son aise sans risquer de passer à travers la toile rayée. Il n'hésitait pourtant pas, malgré son âge vénérable, à se lever fréquemment pour venir au secours de l'arcandier en culotte courte qui était installé à quelques mètres de lui et toujours du côté gauche. De ce mystère, je n'ai jamais su la raison …

Mais je vais trop vite en besogne ; la pêche est une chose trop sérieuse pour la confier aux gens pressés. L'aventure avait un rituel immuable. Très tôt le matin, je traversais le boulevard pour aller chercher un demi-pain de quatre livres : ce gros pain qui trônait alors sur les tables de ferme, plein d'une bonne et généreuse mie. Aux premiers coups de sept heures, je courais chez Boucard, acheter les précieux tickets donnant droit à une canne pour la journée.

Lorsque monsieur Bagaud arrivait, j'étais fin prêt, piaffant d'impatience pour cette nouvelle journée en bord de Sange, à l'ombre des tilleuls du parc. Nous allions toujours le plus au fond possible, à proximité des roseaux, loin du tumulte des pêcheurs occasionnels. Nous avancions lentement, chargés de tout notre attirail et du repas pour le midi.

Sur le chemin, je ne manquais pas de m'arrêter lorsque surgissait une belle taupinière, fraîchement remuée dans la nuit. Je remplissais mon seau bleu de cette terre légère afin de préparer l'amorce. Lorsque nous arrivions à notre emplacement immuable, j'émiettais le gros pain que je trempais d'un peu d'eau et mélangeais à la terre. Parfois, j'y ajoutais de la poudre d'arachide. Notre appât n'était pas bien onéreux et me semblait parfaitement miraculeux.

Pendant que je m'agitais ainsi à mes préparations culinaires, Monsieur Bagaud, je pense n'avoir jamais su son prénom, préparait minutieusement les cannes à pêche. La sienne était en fibre de verre-c'était l'une des premières de la sorte- télescopique et légère. La mienne était en bambou emboîté. Il me fallut attendre quelques années avant de l rejoindre mon co-équipier dans la technologie innovante.

C'est mon mentor qui lançait alors les grosses boules d'amorce. Il avait le geste sûr, la précision diabolique. Puis, nous nous mettions en batterie pour toute une journée de prises. Je pêchais à l'asticot et parfois au vers de terre. Mon voisin était un adepte du pain : une pratique qui me demeurerait à jamais inaccessible.

Je ne me rappelle plus quelles étaient nos conversations. Nous en avions pourtant ; je pense même que de toute la journée, nous ne cessions d'échanger de brèves remarques sur le vent, le soleil, les mouvements de l'onde, les traces de vie dans l'eau et quelques autres sujets qui n'étaient jamais épuisés au fil des jours. Nous parlions surtout des poissons : ceux que nous prenions, ceux que nous manquions. Le comportement du bouchon, la nature des touches étaient encore de vastes sujets d'inquiétude ...
Il y avait aussi ce petit jeu entre nous : ce concours en duo sur les prises. Monsieur Bagaud prenait la friture et parfois quelques brèmes quand j'étais le spécialiste du poisson-chat et de la perche franche. Pourquoi ? Je n'en sais rien. L'homme devait être équipé de manière moins grossière que moi et je pense que c'était nécessaire car j'étais alors un brise-fer redoutable. Qu'importe, la bourriche se remplissait et nous n'avions pas loisir de nous ennuyer.

Il y avait encore un moment que j'attendais avec une impatience toujours mêlée de curiosité et d'interrogation. Le passage du train sur le pont de chemin de fer donnait toujours lieu à un concert de sifflements aigus qui parvenait jusqu'à nous. Je n'ai jamais su quelles étaient les raisons du prodige qui ne manquait jamais d'accompagner cet instant. Mon bouchon s'enfonçait immanquablement et je sortais toujours un poisson de belle taille à ce moment-là.

Voilà un mystère qui en toute logique aurait dû me conduire à épouser les beaux métiers de la SNCF. Il se trouve que mon parcours a bifurqué et que j'ai pris d'autres aiguillages. La destinée est curieuse, n'est-ce pas ?
Les années suivantes j'atteignis enfin alors l'âge d'aller seul à bicyclette taquiner le goujon en Loire ainsi l'absence de Monsieur Bagaud ne me sembla-t-elle pas immédiatement un vide dont on ne guérit jamais.

Le vieil homme était cependant parti pour toujours ; sa maison était fermée. Il y avait d'ailleurs bien longtemps qu'elle n'était plus parée de la magie que lui conférait la possession de l'une des rares télévisions du village. Je vous parlerai sans doute une autre fois des soirées féeriques autour de la « Piste aux étoiles » ; pour l'heure, c'était mon vieux compagnon de pêche qui les avait rejointes, ces constellations, lui le magicien qui, en faisant découvrir le milieu liquide à un petit enfant, lui avait, à sa manière , permis de grandir ,

Patiemment mien.

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