Mes
parties de pêche avec Monsieur Bagaud
Mes années
d'enfance, avant d'atteindre l'âge d'aller vers la Loire où me
poussait mon bon vouloir, je les passais en grande partie à pêcher
dans les douves du château. Mes parents travaillaient à la
boutique ; ils avaient un voisin, un retraité parisien qui
avait acheté une vaste et vieille maison dans la rue Porte Berry, à
deux pas de chez nous.
Monsieur
Bagaud était pêcheur à la ligne comme ceux d'autrefois. Sous un
grand chapeau de paille à larges bords , une belle allure d'homme
fier et observateur, de grosses lunettes en écaille. Doté d' une
patience au-delà de la normale, il avait une envie incroyable de
m'initier à son passe-temps favori. Comme il avait tenu à la
Capitale une droguerie où l'on vendait du matériel de pêche,
l'homme possédait ainsi la parfaite panoplie du taquineur de
bouchon, à l'exception de la grande caisse qui fait usage de boîte
à pêche.
Il préférait
un siège pliant avec accoudoir et dossier : un confort
nécessaire et parfaitement solide puisque c'est mon père qui avait
refait le coutil. Il pouvait donc s'y reposer tout à son aise sans
risquer de passer à travers la toile rayée. Il n'hésitait pourtant
pas, malgré son âge vénérable, à se lever fréquemment pour
venir au secours de l'arcandier en culotte courte qui était installé
à quelques mètres de lui et toujours du côté gauche. De ce
mystère, je n'ai jamais su la raison …
Mais je vais
trop vite en besogne ; la pêche est une chose trop sérieuse
pour la confier aux gens pressés. L'aventure avait un rituel
immuable. Très tôt le matin, je traversais le boulevard pour aller
chercher un demi-pain de quatre livres : ce gros pain qui
trônait alors sur les tables de ferme, plein d'une bonne et
généreuse mie. Aux premiers coups de sept heures, je courais chez
Boucard, acheter les précieux tickets donnant droit à une canne
pour la journée.
Lorsque
monsieur Bagaud arrivait, j'étais fin prêt, piaffant d'impatience
pour cette nouvelle journée en bord de Sange, à l'ombre des
tilleuls du parc. Nous allions toujours le plus au fond possible, à
proximité des roseaux, loin du tumulte des pêcheurs occasionnels.
Nous avancions lentement, chargés de tout notre attirail et du repas
pour le midi.
Sur le chemin,
je ne manquais pas de m'arrêter lorsque surgissait une belle
taupinière, fraîchement remuée dans la nuit. Je remplissais mon
seau bleu de cette terre légère afin de préparer l'amorce. Lorsque
nous arrivions à notre emplacement immuable, j'émiettais le gros
pain que je trempais d'un peu d'eau et mélangeais à la terre.
Parfois, j'y ajoutais de la poudre d'arachide. Notre appât n'était
pas bien onéreux et me semblait parfaitement miraculeux.
Pendant que je
m'agitais ainsi à mes préparations culinaires, Monsieur Bagaud, je
pense n'avoir jamais su son prénom, préparait minutieusement les
cannes à pêche. La sienne était en fibre de verre-c'était l'une
des premières de la sorte- télescopique et légère. La mienne
était en bambou emboîté. Il me fallut attendre quelques années
avant de l rejoindre mon co-équipier dans la technologie innovante.
C'est mon
mentor qui lançait alors les grosses boules d'amorce. Il avait le
geste sûr, la précision diabolique. Puis, nous nous mettions en
batterie pour toute une journée de prises. Je pêchais à l'asticot
et parfois au vers de terre. Mon voisin était un adepte du pain :
une pratique qui me demeurerait à jamais inaccessible.
Je ne me
rappelle plus quelles étaient nos conversations. Nous en avions
pourtant ; je pense même que de toute la journée, nous ne
cessions d'échanger de brèves remarques sur le vent, le soleil, les
mouvements de l'onde, les traces de vie dans l'eau et quelques autres
sujets qui n'étaient jamais épuisés au fil des jours. Nous
parlions surtout des poissons : ceux que nous prenions, ceux que
nous manquions. Le comportement du bouchon, la nature des touches
étaient encore de vastes sujets d'inquiétude ...
Il y avait
aussi ce petit jeu entre nous : ce concours en duo sur les
prises. Monsieur Bagaud prenait la friture et parfois quelques brèmes
quand j'étais le spécialiste du poisson-chat et de la perche
franche. Pourquoi ? Je n'en sais rien. L'homme devait être équipé
de manière moins grossière que moi et je pense que c'était
nécessaire car j'étais alors un brise-fer redoutable. Qu'importe,
la bourriche se remplissait et nous n'avions pas loisir de nous
ennuyer.
Il y avait
encore un moment que j'attendais avec une impatience toujours mêlée
de curiosité et d'interrogation. Le passage du train sur le pont de
chemin de fer donnait toujours lieu à un concert de sifflements
aigus qui parvenait jusqu'à nous. Je n'ai jamais su quelles étaient
les raisons du prodige qui ne manquait jamais d'accompagner cet
instant. Mon bouchon s'enfonçait immanquablement et je sortais
toujours un poisson de belle taille à ce moment-là.
Voilà un
mystère qui en toute logique aurait dû me conduire à épouser les
beaux métiers de la SNCF. Il se trouve que mon parcours a bifurqué
et que j'ai pris d'autres aiguillages. La destinée est curieuse,
n'est-ce pas ?
Les
années suivantes j'atteignis enfin alors l'âge d'aller seul à
bicyclette taquiner le goujon en Loire ainsi l'absence de Monsieur
Bagaud ne me sembla-t-elle pas immédiatement un vide dont on ne
guérit jamais.
Le vieil homme
était cependant parti pour toujours ; sa maison était fermée.
Il y avait d'ailleurs bien longtemps qu'elle n'était plus parée de
la magie que lui conférait la possession de l'une des rares
télévisions du village. Je vous parlerai sans doute une autre fois
des soirées féeriques autour de la « Piste aux étoiles » ;
pour l'heure, c'était mon vieux compagnon de pêche qui les avait
rejointes, ces constellations, lui le magicien qui, en faisant
découvrir le milieu liquide à un petit enfant, lui avait, à sa
manière , permis de grandir ,
Patiemment
mien.
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