Le
chevalet de Troie
Il
était une fois un arbre mystérieux venu de la lointaine Grèce sans
doute et planté quelque part en bord de Loire. C’étaient des
voyageurs, marins du commerce de l’étain qui, venus de la
Méditerranée avaient fait ce magnifique cadeau aux hommes qui les
recevaient si bien à leur passage. C’était encore une époque où
les différences ne devenaient pas source de méfiance et plus
encore. L’arbre offert en guise de remerciement fut vénéré comme
il se doit, il grandit, il prospéra au pied de la rivière.
Une
vieille femme, Irène, un peu sorcière, guérisseuse et dotée de
connaissances mystérieuses aimait à converser avec l’arbre.
Chaque matin, elle venait tout près de lui, psalmodiait d’étranges
chansons. On la laissait faire, on savait qu’elle puisait là son
énergie et les secrets qui lui permettaient de guérir ses
semblables. Cet arbre lointain avait la réputation de régénérer
les êtres, son écorce ne se changeait-elle pas, elle aussi par
grandes plaques ?
Les
intrépides visiteurs revenaient parfois, offraient une amphore de
vin et aimaient à venir discuter au pied de l’arbre. C’est ainsi
que les gens du pays apprirent que l’arbre était un Platane, qu’il
avait servi à la construction du cheval de Troie. Ils écoutaient
subjugués cette formidable odyssée, cette histoire qu’ils
suivaient ainsi de visite en visite des voyageurs du Levant.
Plus
le temps passait plus l’arbre était honoré dans ce pays ligérien.
Irène lui parlait, affirmait qu’il avait une âme, pleurait
souvent en restant de longues minutes tout contre lui. Elle ne
pouvait expliquer la chose, elle avait une intuition, elle sentait
des vibrations magnifiques, elle était persuadée qu’un génie
habitait dans les profondeurs de sa sève.
Tout
sorcière qu’elle était, Irène était une bonne âme, un jour,
elle recueillit Violine une jeune orpheline, une belle demoiselle que
personne n’avait remarqué, tant la misère, la crasse, la faim et
ses vieux oripeaux l’avaient dissimulée au regard des autres.
Soignée, nourrie, réconfortée, habillée grâce aux bons soins
d’Irène, la beauté de la jeune fille apparaissait à tous comme
une évidence.
La
Belle se souciait peu de la parade de tous les jeunes gens de
l’endroit. Elle aussi vouait une passion au bel arbre, l’enlaçait
comme une amante peut le faire de son amoureux. Les hommes en étaient
jaloux puis petit à petit la prirent pour une folle et s’éloignèrent
d’elle. Elle s’en moquait, elle passait des heures à chanter
divinement bien au pied de son arbre. Tous les oiseaux du pays
venaient de poser sur les branches du platane pour écouter la voie
cristalline de la belle.
Un
jour pourtant son monde bascula. Un vieux menuisier vint et observa
attentivement le végétal. Il revint de nombreuses fois, toujours à
tâter l’écorce, à frapper son tronc. L’homme avait une idée
derrière la tête, cela ne faisait pas le moindre doute. La Belle
s’en inquiéta, devinant que son ami l’arbre était en danger.
Violine
promit de se donner au menuisier pour peu qu’il épargnât l’arbre.
L’homme hésita longuement tant l’alternative qui se présentait
à lui était de nature à troubler le séducteur qui sommeille en
tout mâle. Il fit quelques approches, profita de la situation pour
prendre quelques avances sur ce don qui se présentait à lui sans
n’avoir encore fait la moindre promesse. Cependant les
préliminaires donnèrent lieu à des manifestations étranges,
l’arbre tremblait, les oiseaux criaient, les feuilles tombaient. Il
y avait maléfice dans tout ça.
Le
menuisier se retira, jurant de revenir abattre le platane lors de sa
prochaine visite, laissant Violine effondrée et sans courage au pied
de son arbre. Quelques jours plus tard, il revint, flanqué de
bûcherons pour commettre l’irréparable. On n'abat pas un arbre,
on l’assassine, Violine sentait confusément la chose. Elle
tremblait de tout son être, incapable de supporter le crime qui
allait être commis devant elle. Ses lamentations, ses cris, ses
plaintes, rien n’y fit et le platane se retrouva au sol en un
sinistre et lugubre grincement.
Irène
avait assisté impuissante à ce drame qui se déroulait sous ses
yeux. Il n’était pas en son pouvoir d’infléchir la volonté
d’un homme. Elle ne put que jeter des potions sur l’arbre à
terre, le plaçant ainsi sous la protection de puissances
mystérieuses. Le menuisier se moquait bien de ce qu’il prenait
pour simagrées et superstitions de vieille folle. Bien mal lui en
prit car quand il voulut emporter le gisant, il fit venir des chevaux
de trait. L’un deux se cabra, pris d’une frayeur irrépressible
et tua l’homme sans coup férir.
Violine
ne s’en consola pas pour autant. Son arbre était à terre, elle ne
pouvait s’en remettre. Elle voulait tant qu’à faire que son
sacrifice fut utile, qu’un objet naisse de son bois afin qu’elle
en conserve éternellement un souvenir. C’est un luthier qui se
présenta à elle, plus touché semble-t-il par la beauté de la
demoiselle que par le sort du végétal. Il lui promit de débiter le
platane, de le laisser sécher longtemps et d’en tirer un
instrument de musique unique, rien que pour elle en gage de son
amour.
Bien
des années plus tard, le luthier se décida à créer ce qu’il
avait promis à Violine. Il éprouvait ce désir fou de la conquérir
et voyait dans ce projet la seule possibilité de parvenir à ses
fins. Il fit tant et si bien que sous ses mains expertes, se façonna
le plus bel instrument qu’on n'ait jamais vu. Influencé par
l’anecdote du Cheval de Troie l’homme imagina que des crins de
chevaux tendus sur un archet viendraient tendrement caresser les
cordes de son instrument. C’était sans doute un message qu’il
voulait envoyer à une Violine, toujours plus séduisante.
Il
se mit à l’œuvre, multipliant les prodiges, réalisant sous les
yeux ébahis de la demoiselle, le plus délicat, le plus fragile, le
plus élégant des instruments à corde. Quand il eut achevé son
chef d’œuvre, il le tendit à la belle en lui disant : « Tenez,
ceci est mon cadeau, je vous l’offre pour que vous acceptiez de
devenir mon épouse ! » Irène assistait à la scène, le
sourire aux lèvres, elle avait bon espoir que Violine accepte afin
de partir enfin tranquille pour l’autre monde.
Violine,
surprise tout autant qu’intriguée, demanda à prendre l’instrument
inconnu. Elle attrapa l’archet et se mit en quête d’en
comprendre le fonctionnement. Personne ne sut comment elle fit, mais
il était évident qu’elle était portée par la grâce, par un
souffle mystérieux lui permettant de maîtriser l’instrument et
d’en faire naître la plus douce des mélodies.
C’était
si beau que le luthier tomba à genoux à ses pieds, qu’Irène
était en larmes, que les oiseaux de tout le
voisinage vinrent s’assembler
autour d’eux pour écouter la musique céleste. Violine elle-même
semblait totalement dépassée par ce qu’elle produisait. Chose
plus étonnante encore, plus elle jouait, plus c’était beau, et
plus au bord de la Loire, des arbres semblables à celui dont avait
été tiré le bel instrument sortaient de terre.
Un
alignement de platanes était né au son du premier violon jamais
conçu au monde. Le vent s’engouffra dans leurs branches, les
oiseaux s’installèrent sur leurs cimes pour accompagner la douce
musique qui naissait sous l’archer de Violine. La nature semblait
se mettre au diapason. Tout en jouant, Violine se mit à chanter,
comme elle le faisait autrefois au pied de son cher arbre. Elle
déclara son amour au luthier qui avait su redonner vie à son cher
platane de la plus belle des manières.
Ils
se marièrent, firent de nombreux autres violons tandis que toujours,
en cette bonne ville, on prit grand soin des platanes. L’histoire
s’est perdue dans la nuit des temps, elle revient soudainement à
la surface car un homme veut abattre les platanes. Qu’il se méfie,
d’autres prodiges peuvent advenir, les sorciers ont plus d’une
corde à leur archet, Irène est toujours présente dans l’âme des
arbres de la ville.
Musicalement
sien.
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