samedi 1 juin 2024

Le trésor de Neuvy en Sullias

 

Ma mère la Laie







Il était une fois un monde hostile dans lequel la survie était un défi périlleux. Des hordes de guerriers déferlaient sur la contrée, n’hésitaient jamais à trancher les têtes des vaincus afin de boire dans leur crâne et s’accaparer ainsi leurs forces. Pour survivre, les gens du pays étaient contraints de se réfugier loin de la rivière d’où arrivaient invariablement ces monstres, dans les forêts profondes ou les collines escarpées.


C’est dans la plus sombre des forêts que j’ai grandi, nourri au sein d’une laie qui m’avait trouvé sur un lit de fougères. De ceux qui me donnèrent la vie, je n’ai jamais rien su, ma mère fut toujours cette femelle sanglier qui m’accorda sa protection et sa chaleur. C’est elle qui m’enseigna comment survivre dans un milieu hostile, qui m’apprit à me méfier de ceux, qui comme moi, vont debout sur leurs jambes arrières.


Puis l’âge venant, ma mère nourricière me poussa à sortir du bois, à oser m’aventurer à la rencontre de mes semblables. Les invasions avaient cessé, le sang ne coulait plus au bord de l’eau, il était temps pour moi de revenir vers ceux qui me ressemblaient. Ce retour ne fut du reste pas chose facile, il me fallut apprivoiser ce langage qu’ils utilisaient entre eux pour se transmettre des informations ou échanger des émotions.


J’ai dû les observer longtemps, tapi dans des bosquets à la lisière de ma forêt protectrice pour comprendre leur langage, apprendre patiemment à maîtriser ma langue et ma gorge pour à mon tour imiter leur manière de s’exprimer. Ma mère me poussait à approfondir toujours plus ce qui constituait pour elle un mystère. Elle se contentait de grognements, de tendres caresses, de délicats frottements pour me dire combien elle m’aimait mais aussi pour me faire comprendre qu’un jour, il me faudrait la quitter.


J’appris donc la langue ceux qui se nommaient humains et qui nous désignaient comme des bêtes. Je devais me méfier d’eux car ils chassaient mes frères de lait pour les manger. J’en avais peur, incapable alors de percevoir que j’aurais été certainement pour eux monstre à abattre et à jeter dans une marmite.


Enfin vint le temps où je fus en mesure de faire illusion, de me montrer à eux, de communiquer avec eux sans qu’ils ne s’effraient de mon apparence ni qu’ils me prennent pour cible. Il m’avait fallu me couvrir le corps à leur manière, j’avais compris que me montrer nu aurait été pour eux le signal d’un traitement sans pitié.


Quand je fus enfin prêt à véritablement me mêler à eux, ma mère de lait, de plus en plus affaiblie me poussa du groin vers la lisière de la forêt. D’un dernier grognement elle me fit comprendre qu’elle allait quitter ce monde. Désormais ma place serait avec les miens, le temps était venu d’assumer ma véritable nature. Je tins à rester auprès d’elle jusqu’à son dernier soupir puis quand ce fut fini pour elle, des larmes plein les yeux, j’allai vers mon nouveau destin.


Ce ne fut pas chose aisée de me faire adopter. On m’appela l’étranger et bien des années plus tard, ce nom me resta collé à la peau. L’hostilité initiale avait fait place à de la méfiance puis une forme de circonspection qui resta toujours attachée à mes pas. J’avais beau rendre des services, me montrer utile à la communauté par ma connaissance de la forêt, ma capacité à trouver de la pitance quand la saison était rude et les ressources mauvaises, j’étais toujours ce solitaire, tout juste toléré à la périphérie de la tribu.


Je vécu seul, ne trouvant personne pour partager ma tanière qui ressemblait étrangement à celle où j’avais grandi. Nulle compagne, la nuit pour partager ma couche, bien peu de contacts avec les autres, juste le minimum pour que ma place au sein de leur communauté fut simplement accepté en marge du clan.


Puis tout bascula. Un mal sournois vint faucher les plus faibles d’abord puis s’en prit rapidement aux plus robustes des hommes du clan. Les femmes elles aussi succombaient comme leurs compagnons dans d’atroces souffrances. La tribu se réduisait comme peau de chagrin. Progressivement mon statut changea, certaines femmes, devenues seules après la disparition de leur compagnon tentèrent de m’amadouer. Je repoussais leurs avances, soucieux moi aussi que j’étais de d’abord survivre à cette hécatombe dont personne ne savait donner un nom.


Beaucoup moururent, certains choisirent de quitter le clan, cherchant dans la fuite, l’espoir de la survie. Ils étaient fauchés sur le chemin, mourant eux aussi dans les mêmes convulsions que ceux qui avaient renoncé à lutter. Bientôt nous ne fûmes plus que deux, une jeune femme qui avait vu disparaître son époux et ses deux enfants et moi, l’étranger, le proscrit, le marginal.


La femme était robuste, elle avait été enlevée quand elle était bébé, avait servi de servante avant que de trouver grâce auprès d’un pêcheur de la tribu séduit par la délicatesse de ses traits. Il l’avait prise pour épouse, lui avait donné deux enfants et une place moins pénible dans le groupe. Tout cela n’avait plus de sens aujourd’hui puisque de cette tribu autrefois si forte, il ne restait que les deux pièces rapportées.


Nous partageâmes d’abord nos histoires. Épona puisque tel était son nom et moi nous apprîmes les secrets que nous avions gardés précieusement dans nos cœurs. Elle sut comment j’avais grandi, je découvris comment elle avait été traitée. L’amour vint naturellement sceller ces confessions sincères et sans tabou. Le mal mystérieux nous épargna, nous pûmes espérer en un avenir qu’il s’agissait de reconstruire.


C’est un premier enfant, une petite fille qui redonna le signal du renouveau. Je me mis à l’ouvrage pour redresser le village, hutte après hutte, dans l’espoir insensé que de nouveaux survivants viendraient se joindre à nous. Un second enfant arriva, un garçon cette fois, nous étions alors quatre seulement dans ce qui avait été un village important.


C’est alors qu’ils sont arrivés par la rivière. Un bateau, tiré par des hommes qui remontaient le courant. Ils étaient plusieurs familles sur cette grande embarcation. Ils s’étaient réfugiés au milieu de l’eau durant la malédiction qui avait anéanti tous ceux qui étaient restés à terre. Par quel miracle l’un d’eux avait-il songé à se protéger ainsi ? Personne ne peut vraiment expliquer les intuitions. Celle-ci leur avait permis de survivre en vivant longtemps de la pêche, leur bateau ancré longtemps au milieu des flots pour échapper au mal qui sévissait à terre.


Puis ils s’aventurèrent sur la berge pour n’y trouver que mort et désolation. Ils se dirent qu’en remontant la rivière, en allant vers les hauteurs, ils trouveraient peut-être d’autres survivants. Ils nous ouvrirent leur bras, le village avait été reconstruit par mes soins, toutes les dépouilles enterrées n’avaient pas infesté l’endroit. Ils nous demandèrent la permission de partager notre existence alors qu’il leur eut été si facile de nous éliminer.


Chaque famille trouva un abri à sa convenance. Épona, nos deux enfants et moi trouvâmes notre place comme si nous avions toujours vécu avec eux. J’héritai même d’un nom, ce qui ne m’était jamais arrivé. Je fus Lugus, celui qui avait apporté la lumière à ceux qui erraient sur les flots. Ils me choisirent pour chef afin que nous fondions ici même au bord de la rivière une nouvelle tribu.


Je choisis le sanglier comme totem. Personne ne me demanda jamais pourquoi j’avais fait ce choix alors que j’avais édicté un seul interdit : la chasse du sanglier. Dans le groupe, il se trouva un habile forgeron pour en sculpter en bronze. De très nombreuses années ont passé, nous sommes tous retournés à la poussière mais subsiste de notre passage dans la vallée ce fabuleux témoignage de nos existences. Ce fut à Neuvy-en-Sullias que surgit de terre la mémoire de notre histoire ainsi que la statuette de ma belle Épona qui aimait tant danser..


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