jeudi 6 juin 2024

Trente arpents.

 Trois garçons.




Il advint que dans une ferme de notre Val, une veuve travaillait d'arrache-pied pour maintenir en état ses trente arpents qu'elle avait entretenus avec son homme avant que la guerre ne le lui vole. Elle y cultivait des céréales tandis qu'elle profitait des herbes mortes des rives de Loire pour entretenir un troupeau de moutons.


Elle avait trois fils, trois gaillards dont deux chenapans qui étaient toujours à se chiner. Les deux aînés tout particulièrement dont la rivalité n'avait eu de cesse de s'accroître après la mort du père. L'aîné revendiquant la prédominance tandis que son cadet plus malin, aurait préféré mener différemment la ferme. Quant à leur puîné, il ne se mêlait jamais à leurs querelles, préférant apporter son aide à une mère souvent à bout de patience.


Un jour, l'aîné, impatient de vivre son existence loin de ses frères, prit le parti de tenter sa chance en prenant la route. Il devinait que sa mère n'était pas prête de passer la main tandis qu'il n'avait plus l'envie de supporter les deux autres. Ailleurs, il pourrait mener son existence comme il l'entendrait, persuadé qu'il trouverait manière de profiter d'une intelligence qu'il surestimait quelque peu.


Un matin, il fit son baluchon et avertit sa génitrice que pour lui, il n'était que temps de partir conquérir le monde pour y courir sa chance. Son ton tout comme sa détermination firent sourire une femme qui avait compris depuis bien longtemps que ce moment devait arriver. Elle ne cilla pas, s'étant préparée à une séparation qui allait apaiser la vie à la ferme.


La mère alla quérir une bourse qu'elle avait préparée pour cette occasion. Elle la confia à son André qui allait la quitter. Le garçon, sans un merci prit ce qui était pour lui son dû, et s'en alla sans se retourner une seule fois. Il avait l'intention de rejoindre un port pour y trouver un engagement et changer radicalement d'existence. Il ne serait plus jamais cul terreux, c'est du moins ce qu'il envisageait avec la certitude qui habite souvent les irréfléchis.


En chemin, il croisa un mendiant qui lui tendit la main. André repoussa la quémande du miséreux qui lui réclamait un morceau de pain ou bien une piécette pour enfin manger après un long jeûne. Le garçon l'envoya au diable avec des mots d'une rare virulence. Le pauvre hère s'éloigna en maudissant celui qui s'était montré sous un vilain jour.


Peu de temps après, André tomba sur une bande de coupe jarrets qui le laissèrent pour mort sur le chemin après l'avoir détroussé de sa bourse et de son baluchon. C'est le mendiant qui se pencha sur lui pour s'enquérir de son état, lui donner un peu d'eau et lui parler. En dépit de ce qui s'était passé, il prit le temps de le remettre sur pied avant que de l'interroger. André, retrouvant ses esprits, humblement cette fois, tenta de répondre…


Sa réponse ne satisfaisant pas le miséreux, celui-ci se métamorphosa. Devant un jeune homme chancelant, le chemineux devint un moine terrifiant qui s'empressa de jeter un sortilège sur le jeune homme qui en un instant se trouva enfermé dans un pilier de la crypte de l'abbaye de Fleury. Le voyage s'arrêtait là, figé à tout jamais dans la pierre dure de Garchy.


Le temps passa à la ferme, la vie y était toujours aussi rude et le second eut à son tour des fourmis dans les guibolles et des envies d'ailleurs. Lui rêvait d'une carrière militaire, d'exploits glorieux et de voyages lointains. Il n'avait rien retenu de la mort d'un père, embarqué un peu malgré lui dans une aventure qui le laissa pourrir sur un lointain champ de bataille. Basile fit à son tour demande à une mère qui se doutait bien que son tour viendrait.


Une fois encore Jacquenote ne chercha nullement à retenir son garçon. Elle savait que face à l'appel du large, il n'était rien à faire. Cette fois aussi, elle alla quérir une autre bourse, maigre viatique pour un départ sans doute sans retour. Tous deux s'embrassèrent ce qui fit chaud au cœur à une mère qui avait encore en travers le départ d'André sans un dernier baiser. Puis il y eut le départ, accompagné comme il se doit d'inutiles recommandations.


Basile fit la même rencontre que son frère sans qu'il n'en sût rien. Le miséreux était assis sur un gros caillou, laissé là par la rivière. Il semblait à bout de force et fit demande d'aide au garçon d'un peu de pain ou de quoi en acheter. Le jeune homme le repoussa d'un geste méprisant, la charité n'était pas le fort de celui qui avait des envies martiales.


Le mendiant, avant que ce cœur de pierre ne reprenne sa route lui posa une question qui resta sans réponse ; non pas parce qu'il refusa de répondre à ce misérable mais parce que Basile n'avait strictement aucune idée de la réponse. Il n'était pas homme à se creuser la tête et bien mal lui en prit du reste.


Un moine se substitua comme par enchantement au questionneur et d'un geste solennel, envoya sa malédiction sur le pauvre garçon qui dans l'instant, se trouva prisonnier d'une gargouille grimaçante. La bourse qu'il avait conservée ne lui était plus d'aucune utilité, c'est du moins ce qu'il pensait. De sa position, il avait tout loisir d'admirer le paysage et avait là pénitence plus terrible encore que son aîné, dans le secret de sa crypte.


Les années passèrent, Jacquenote vieillissait auprès de Claude son petit dernier. Lui se plaisait auprès de sa mère. Il travaillait dur pour entretenir la ferme qui suffisait amplement à son bonheur. Il n'avait pas cherché épouse, se consacrant à celle qui lui avait donné la vie. Cependant, il voyait bien qu'un voile parfait brouillait les yeux de sa chère mère. Elle aurait aimé avoir des nouvelles de ses deux autres fils.


Claude se résolut à prendre la route pour partir à leur recherche. Quête ayant bien peu de chance d'aboutir même s'il se devait de tenter l'aventure pour sa chère maman. Il avait embauché un journalier à la foire à la louée pour compenser son absence, il pouvait partir tranquille l'espace seulement de la belle saison. Il se mit donc en route sans que sa mère lui remette de bourse.


Chemin faisant, il fit naturellement la même rencontre. Le hasard ne peut être rendu responsable alors que c'est l'ordre naturel du récit qui l'exige. L'homme n'avait pas bonne mine, il était souffreteux et faisait peine à voir. Il tendit la main, quémandant de quoi se sustenter. Claude sans hésiter un seul instant partagea la miche de pain qu'il avait emportée et tira de sa bourse un denier. Le vagabond le remercia d'un grand sourire avant que de se transformer en ce moine inquiétant qui avait envoyé au diable ses deux frères.


Cette fois il était moins agressif, il posa néanmoins la même question pour laquelle les deux autres étaient restés sans voix : « Mon jeune ami qui a le cœur généreux et l'âme bien faite, il te faudra répondre à trois questions si tu veux retrouver tes frères. La première, simplement pour avoir le droit d'accéder à la seconde. Qui de la Loire ou du Val a reçu l'autre en offrande du très grand, le cadeau merveilleux ? »


Claude ne fut ni surpris par la question ni même déstabilisé par sa forme assez peu habituelle. Il avait suivi, à la différence de ses deux aînés, les cours des moines de l'abbaye. Il connaissait la tournure de leur esprit et sut, après un temps de réflexion répondre à son questionneur : « Je pense, mon père, que le Grand Créateur dans son immense sagesse, n'a pu concevoir l'un sans l'autre et qu'il a ainsi fait dans le même temps un écrin pour le plus beau des joyaux de son œuvre ! »


Le religieux de se signer devant une réponse qui pour lui tenait du miracle. Ainsi donc, il y avait parmi les laïcs des êtres en relation avec le Saint Esprit. C'était du moins l'interprétation de cet individu imprégné totalement de spiritualité. Non, ne riez pas, ce spirituel-là n'a rien à voir avec l'humour de pacotille des adeptes des émoticônes.


Le moine avertit alors Claude du sort de son deuxième frère : « Basile, qui a refusé de me donner une pièce est dans le corps d'une gargouille sur la façade de l'abbaye. Il a conservé sa bourse qui ne lui sert à rien pour vivre sa pénitence. C'est du moins ce qu'il pense dans son odieuse avarice. Toi qui es en relation avec les anges, que peux-tu lui conseiller pour qu'il retrouve son enveloppe humaine ? »


Claude n'eut guère à réfléchir cette fois pour trouver la solution. Il demanda à son interlocuteur à se rendre devant l'abbaye pour s'adresser directement à son frère. Ce jour-là, justement une procession partait de là avec à sa tête un dragon, pour parcourir les rues de la ville de Saint-Benoît-sur-Loire comme ça se pratiquait alors trois fois dans l'année. Dans la foule des fidèles, bien plus de gens simples que de riches personnages.


Claude s'adressa ainsi à son frère : « Mon cher Basile, si tu veux quitter ta gangue de pierre, envoie sur la foule une pluie des pièces que t’a données notre mère. Tu seras débarrassé de ce qui enserrait ton cœur et cessera de rêver de richesse en portant le fer contre les plus faibles ! » C'est ainsi qu'après un long temps qui correspondit à la tempête qui se passa dans le crâne de ce pauvre garçon plus pingre qu'avare, de l'argent sortit de la gueule du monstre hideux.


Les fidèles qui n'avaient rien entendu, se prosternèrent devant ce qu'ils prirent pour un miracle tandis qu'ils n'oublièrent pas de prendre au passage le denier de leur culte. Il y eut même quelques coups échangés, la foi n'exonère nullement de la convoitise. Pendant ce temps, préférant ne rien voir de ce tumulte honteux, le religieux conduisit Claude flanqué désormais de son frère dans la crypte pour y retrouver le pilier d'André.


Cette fois, le malheureux ne pouvait payer sa rédemption. Il avait été détroussé et n'avait plus rien sur lui pour payer son indulgence. Le moine était persuadé que tout malin que ce jeune garçon puisse être, il ne saurait trouver astuce pour rompre le charme. C'était fort mal connaître ce bon petit diable de Claude qui s'adressa sérieusement à un pilier de granit.

« Mon cher aîné. Toi qui as toujours prétendu prendre le pas sur nous, tes deux cadets, qui réclamais sans cesse part plus grande à table et plus petite au travail, toi qui surtout ne cessais de nous dire que ton droit d'aînesse ferait de toi le seul héritier de la ferme, renonce à tes prétentions et tes droits et tu seras enfin le pilier de notre famille ! »


Une voix caverneuse sortit des entrailles de la basilique. André, ému aux larmes par les propos de son plus jeune frère prit conscience de son attitude passée. Il se repentit si bien que sa prison de pierre s'ouvrit pour le laisser sortir. Il embrassa ses deux frères, demanda pardon au moine dans lequel il reconnut les traits du mendiant et s'en alla sans plus attendre embrasser sa mère pour laquelle il avait toujours fait preuve d'une détestable rudesse.


Le moine resta coi devant l'habilité de ce jeune garçon qui avait dépassé ses maîtres dans sa sagesse et sa perspicacité. Il eut été digne d'intégrer la communauté et lui en fit proposition sur le champ. Claude, sans animosité lui répondit que le message qu'il avait compris dans les évangiles demandait à être diffusé dans la vie ordinaire. Se mettre à l'écart du monde pour prêcher la bonne parole n'était pas la meilleure des manières.


Puis sans lui laisser le temps de répliquer à cette saillie, Claude demanda à Basile de le suivre pour rejoindre leur ferme. André venait de se réconcilier avec sa mère, abandonnant ses exigences, il allait s'engager sur un bateau pour devenir marinier. Il promit aussi de revenir travailler dans la ferme lors du chômage d'été, sans rien exiger que le gîte et le couvert. C'était un autre homme qui dit au revoir aux siens.


Basile quant à lui renonça aux métiers de la guerre. Son séjour dans la gargouille lui avait donné l'envie de retrouver les hauteurs. Il se fit tailleur de pierre et revint lui aussi chaque fois qu’il le pouvait saluer Claude et sa mère. Notre jeune héros prit une épouse, une jeune femme avec laquelle il vécut heureux et qui devint la bienveillante protectrice de sa vieille mère. Le couple eut, vous devez vous en douter, de nombreux enfants, qui tous eurent le bonheur d'aller étudier dans l'école de l'abbaye. Ils suivirent les pas de leur père et firent le bien autour d'eux sans les grimaces d'une religiosité confite et hypocrite.


 


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