lundi 11 décembre 2023

Le halage à la bricole.

Extrait :

 « Le temps des Canalous » 

de Roger Semet





À trois heures, tout l'équipage était rassemblé. Savoir le François Labergère et le René Nicolas Rageaud. Il faisait absolument noir.


« On peut pas tirer à deux pour le moment, dit le François, à caus' de la largueur du P'tit Bassin. T'vas tirer tout seul jusqu'à l'écluse. Faut ben qu'te commences ! Attends, bouge pas : j'm'en vas t'fair' voir à t'harnacher. Passe d'abord le lâ autour de ton ventre. Ser'pas trop ! Maint'nant, t'vas t'empiller dans la bricole … comme ça … bien à plat sur ton épaule. Te sens qu'ça va ? … a pu qu'à accrocher la bricole au verdon du batiau … t'as vu ? … j'va t'donner un coup de main pour saquer jusqu'à c'qu'on soyer sortis d'l'écluse ! »


Ils éclusèrent d'eux-mêmes ; l'éclusier n'était pas tenu d'officier avant le lever du soleil.


« À c't'heure, dit le François, t'vas passer sul chemin de contr'halage. Moi, j'ai l'habitude de tirer à droite. »


Un toueur de chaque côté du plan d'eau, jarrets tendus, échines plongées à quarante cinq degrés, mains rasants le sol, les deux verdons de chanvre formant un large V dont la proue du bâtard constituait la pointe, lentement, centimètres par centimètres, l'énorme masse s'arracha à son inertie et commença de charruer l'eau inerte du « Vieux Canal »


Le bateau lancé, c'est surtout pour les haleurs, une question de rythme à maintenir


Une pesée de l'épaule, un temps mort … pesée de l'épaule, temps mort, … pesée, temps mort, … pesée, temps mort, … de loin en loin, un petit pas en arrière pour décoincer ses vertèbres et avaler une copieuse goulée d'air.


Et l'on recommençait … pesée, temps mort, … un, j'appuie, deux : je relâche … ne jamais perdre un iota de la bonne vitesse acquise ! …


Bien que taillée dans une forte toile de vingt centimètres de largeur, bien que matelassée, la brocile finissait par exercer sur la clavicule une pression intolérable. Alors, on la désembouclait, on la laissait tomber autour de la taille et marchant à reculons, on tirait avec les reins, bras ballants, les talons des sabots s'appliquant à mordre le sable de la berge … L'épaule reposée, on se rempillait dans la sangle et l'on recommençait à touer, le nez dans le prolongement de celui du bateau.


Hormis un arrêt d'une heure aux environs de midi, ils halèrent toute la journée. N'amarrant le trente « trente mètres » qu'à l'approche de la nuit, dans le petit port de Pierrefite-sur-Loire.


Ils avaient fait une quinzaine de kilomètres.

 


 


Roger Semet

Un journaliste romancier sur le canal latéral 

 

 

 

Roger Semet vouait un profond amour au terroir où il était né, alors que le XXe siècle n’avait que dix ans. Il débute sa carrière dans l’enseignement comme directeur d’école à Viré-en-Mâconnais, non loin de son cher Digoin. C’est dans ce village qu’il va s’établir et écrire pratiquement toute son existence. Il commet un premier roman « La chasse aux coquecigrues » en 1959, livre qui aura un succès d’estime comme on dit. Puis « Le corsage à Brandebourgs », a les honneur des éditions Calmann-Lévy. Ce roman teinté d’autobiographie reçoit le Prix Alphonse Allais en 1965. Deux ans plus tard il publie « La Buite ». Il aura écrit 7 romans dont « Le Temps des Canalous ».


C’est le journalisme qui va l’attirer tout en demeurant ancré dans son pays bourguignon. C’est naturellement qu’il entre au Progrès. Il joue les hommes du terroir en écrivant une chronique patoisante savoureuse : « Propos bourguignons ». Elle est attendue des lecteurs qui dix années durant, de 1959 à 1969, ne voudront la manquer. Il couvre aussi l’actualité télévisée avec un regard décalé.


En 1960, les portes de la gloire s’ouvre à lui, il devient collaborateur du redoutable Canard enchaîné. Dix ans de petits récits caustiques : « Contes du Canard » lui donneront un nom dans le Landerneau. Roger Semet, merveilleux touche à tout, écrit des paroles de chansons dont la truculente « Chanson de Viré » que nous vous proposons ici :


« Vignerons, mes chers frères

Réjouissons-nous vidons nos verres

Nos cœurs de joie sont chavirés

Quand nous dégustons le bon vin de Viré. »


Sans faire un appel à concours, il invente le patronyme de « Saôné-Loirien » pour qualifier les gens de son pays. À Viré, où il réside en compagnie de son épouse Françoise, il est secrétaire à la mairie. Il décède à l’âge de 65 ans. Pour les habitants de la commune, c’est une grande perte, ils ne le verront plus parcourir les collines du coin en compagnie de son inséparable chien Jerry, beau et bon briard. Il laisse à tous un magnifique souvenir tant sa bonne humeur était communicative. Il aimait d’ailleurs à dire :


« Puisque la plupart du temps, on ne peut changer ni l’homme,

ni les événements, mieux vaut en rire. »


En 1993, la ville de Digoin lui octroie une sorte de consécration posthume : le collège de l’endroit est baptisé « Collège Roger-Semet. »


Reprenons un petit portrait de lui écrit par Henri Nicolas lors de la remise du prix de l’Humour qui lui a été décerné par l’académie de navigation :


« Sur le mur d'entrée de sa maison, tout à côté de la sonnette, une plaque attirait l'attention du visiteur : Chien gentil. Ces deux mots révélaient une partie de sa personnalité : imagination, humour, bonté. Car il était bon, d'une bonté foncière qui, jamais, ne le faisait désespérer des hommes, même lorsqu'il pourfendait la sottise étalée sous nos yeux dans les mille domaines de la vie quotidienne. Sa verve, sa malice, son bon sens paysan, avaient fait de lui un observateur lucide des mœurs de son temps. À sa manière, il fut un moraliste. »


C’est parce qu’il est né en bord de Loire et qu'il a écrit le fameux « Le Temps des Canalous » que nous lui faisons grande place ici. Dans ce roman, il fait revivre les mariniers qui parcourent les canaux du centre de la France, au début du siècle, tirant à la bricole des " flûtes berrichonnes", des péniches de trente mètres. C’est le temps d’avant le moteur, d’avant également la traction par mulets ou chevaux. Ce sont les hommes qui sont « bêtes de somme ». Roger Semet aime à décrire l’existence insolite que mène ces marins de terre, poussés par l'amour et les beuveries. Il rend parfaitement compte du quotidien des gars quand ils sont sur l’eau, pour des journées interminables d’un dur labeur.


Livre étonnant et savoureux, son auteur provoque le rire par les aventures truculentes de ces bateliers français. Il présente des figures particulièrement pittoresques comme le haleur Canéné, un colosse ombrageux, la charmante petite marinière Drienne, l’incroyable tribu des Rageaud, qui fabriquent des allumettes frauduleuses.


Retrouvez le journaliste, écrivain sur ce cite : =>   http://www.roger-semet.com




Le temps des Canalous


Il leur fallut quatre jours, plus la moitié d’un pour arriver à Decize où la Loire et le canal latéral et le canal du nivernais se rencontrent. Et où, sur deux mille mètres du fleuve, les bateaux sont halés par un toueur à vapeur, à chaîne noyée.


« Avant c’te toueur, dit le François, y avait des charretiers qu’tiraient les bateaux avec des chevaux et même des bœufs. Tu parles d’un métier … Entre les écluses de Châtillon et des Combes, du même et du pareil avant qu’y construis’ le grand pont-canal de Briare. P’t’èt qu’un jour y aura des mécaniqu’ pour remplacer les zhaleurs tout l’long du canal ... »


 


Le tronçon de la Loire navigable traversé, ils reprirent la bricole pendant quelques centaines de mètres, jusqu’au port de saint Thibault où les attendaient le chargement de moulée à transporter à Saint-Mammès. Moulée venue du Morvan tout proche par le canal du nivernais.


Saint-Thibault expédiait quatre sortes de bois : les traverses pour le chemin de fer, le bois de mine, la charbonnette coupée à soixante-sept centimètres et la moulée, coupée elle, à un mètre quatorze. La moulée de bois tendre, tremble ou bouleau, était destinée surtout aux boulangers parisiens, celle du bois dur, chêne ou foytad, aux papeteries.


À l’aide d’une brouette à hautes-ridelles, François et Canéné empilèrent leurs cent quatre-vingt tonnes de moulée dans le Péguinadigoin en deux jours. Et le grand voyage commença.


Croiser une autre bateau constituait une manœuvre toujours sujette à vicissitudes. Bien que les règlements de la navigation intérieure fussent clairs et impératifs :

  • Si l’un des bateaux est vide, il se range du côté du halage

  • Si les deux bateaux sont pleins ou vides, le bateau montant se tire du côté du halage.



Cela, c’était la théorie. La pratique se relevait d’un maniement plus délicat ; les exigences de la priorité s’accordant malaisément avec celles, épouvantablement sourcilleuses, de la fierté canalous. Des conflits de préséance éclataient qui se traduisaient par des échanges d’insultes et des menaces d’une si admirable efficacité qu’il arrivait à l’un des pèlerins de traverser le canal à la brasse pour aller se colleter sur la rive opposée avec l’autre.


 

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