À
en perdre la tête !
Il
y a foule sur la place des martyres. Un merveilleux temps printanier
a poussé la foule, toujours avide de sensations fortes à assister à
la décapitation d’un brave homme. Les loisirs manquent en cette
époque lointaine et la populace n’a pas encore la chance de
pouvoir se repaître de violence sur les chaînes d’informations en
continu. Autre temps, autres mœurs, c’est à un cours de biologie
que les parents ont convié leurs enfants.
Un
homme pourtant semble ne pas partager l'enthousiasme collectif. Il a
la mine des mauvais jours et une tête qui ne nous revient pas. Il
est le héros de la fête, la tête d’affiche en somme. Le succès
de l’après-midi dépend de lui mais aussi du second rôle,
l'exécuteur des basses œuvres, un homme quant à lui sourcilleux et
attentif au moindre détail. D’ailleurs le bourreau affûte avec
application le tranchant de sa hache, il n’est pas question de
faire rater sa sortie à son client.
Le
supplicié gravit une à une les marches de sa dernière scène. Tant
qu’il le peut encore, il a l’intention de conserver la tête
haute. Chacun place sa dignité selon ses possibilités, lui qui
toute sa vie ne s’était jamais monté du col, a cette fois une
posture de prince. Le silence se fait dans la foule, l’impression
que donne le condamné est saisissante, quelle classe !
Le
bourreau, homme perfectionniste, règle quelques petits détails afin
de ne pas risquer de compromettre le spectacle. Il n’a jamais été
payé en petites coupures, c’est à lui de trancher dans le vif une
bonne fois pour toutes. Il lui appartient de ne pas faire souffrir
son patient. C’est ainsi qu’il lui dégage la nuque, arrache le
col de sa tunique pour que rien ne vienne perturber le bras armé de
la justice.
L’air
est doux, c’est une belle journée pour quitter cette terre pense
le malheureux qui n’a déjà plus toute sa tête. Une grande partie
de celle-ci est ailleurs, espérant l’existence d’un monde
meilleur comme les prêtres lui ont toujours seriné cette belle
promesse. C’est une consolation qui évite de mal se comporter à
l’ultime instant. Ne pas perdre la face est sa préoccupation
majeure, nous ne pouvons qu’admirer ce souci honorable.
Sa
dernière heure était arrivée depuis longtemps. Il sait désormais
que sa vie ne tient plus qu’à un fil qui va bientôt se rompre. Il
pose sa tête sur le billot, l'exécuteur bande ses muscles, dresse
son outil tranchant et se concentre pour viser juste. La foule qui
depuis quelques minutes grondait à la perspective de voir la tête
de ce gredin rouler dans le panier, se fait soudainement silencieuse,
elle retient son souffle tandis que le bourreau prend une longue
inspiration et que le supplicié s’accorde une dernière pensée
bucolique.
Soudain,
sur le cou qu’il convient de trancher, un petit insecte se pose,
exactement là où le tranchant de la hache devait s'abattre.
L’exécuteur est perturbé, ce détail vient troubler sa
concentration tout en lui posant un cas de conscience : « Doit-il
faire deux victimes ? » La coccinelle puisque c’est cette
charmante bête qui est venue perturber la cérémonie, n’est en
rien coupable des turpitudes du larron.
Le
bourreau abaisse son arme, la foule s’indigne, ne comprend pas ce
qui se passe. L’homme qui dans l’instant d’avant était en
posture de tuer son prochain, prend délicatement la coccinelle et la
prie d’aller voler ailleurs. La rumeur circule rapidement dans
l’assistance. Ceux des premiers rangs ont vu l’incident, on se
félicite de la décision du bourreau, cet homme a du savoir vivre.
L’animal
envolé, chacun reprend le cours de l’action. Le supplicié est
ravi de ne plus avoir ce sentiment de démangeaison qui allait
perturber son départ, le bourreau dispose à nouveau d’une cible
parfaite. La tragédie peut reprendre le cours de son récit. De
nouveau la hache se dresse au dessus de la tête à couper quand la
même coccinelle revient se poser au même endroit.
C’est
cette fois un murmure général qui parcourt la foule. Le bourreau
quant à lui vient de se signer. Il a vu dans ce phénomène un
message du ciel. La bête à bon dieu n’est pas venue ici par
hasard. Le message est perçu de la même manière dans l’assistance.
Des cris émanent de la multitude : «Grâce! »; « Il
est innocent! », « Libérez-le ». Les autorités
présentes pour jouir elles aussi du spectacle bénéficiant de
places réservées (les bonnes habitudes n’ont pas changé) se
concertent. Il convient de savoir se concilier le peuple et surtout
d’exploiter opportunément les circonstances. La décision est
prise dans l’instant avec la bénédiction de l'évêque assis lui
aussi en bonne place ; l’homme est gracié. La foule, versatile
comme toutes les foules, pousse des hourra retentissants.
Pour
votre serviteur qui a pris le risque de vous raconter cette histoire,
l’affaire se complique grandement. Comment trouver en effet une
chute acceptable à ce récit sans queue ni tête ? C’est la bête
à bon dieu qui m’en donne la réponse. Des points de suspension
feront parfaitement l’affaire pour la représenter dignement et lui
permettre de s’envoler vers des cieux plus cléments …
Coccinellement
sien.
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