Trois bonnes poires ...
Un
prince, un jour, décida d’aller dans la ville pour savoir ce qu’on
disait de lui entre les murs de sa cité. Il se grima et entreprit ce
périlleux voyage au pays des braves gens. Il se fit accompagner par
le capitaine des dragons et le prévôt des marchands. Ces trois
personnages importants étaient déguisés en modestes commerçants.
Ils
pénétrèrent dans une petite rue sombre et borgne. Là, un pauvre
pêcheur portait ses filets, un panier et marchait en se tenant à un
bâton noueux. Le prince lui demanda comment allaient ses affaires et
le brave homme répondit qu’elles allaient au plus mal. Il revenait
de la rivière, bredouille, et n’avait plus rien pour nourrir les
siens.
Le
prince, ému par sa détresse, demanda au pêcheur de retourner à la
Loire et d’y jeter une autre fois son épervier. Il lui achèterait
cent écus ce qu’il ramènerait ce coup-là. Le pêcheur fut
surpris de l’importance de la somme proposée par ce curieux
marchand mais accepta de jouer sa chance. La joyeuse troupe se
dirigea vers le quai pour sonder la rivière. Cette fois, la prise
semblait importante : ce fut un grand panier d’osier qui
remonta à la surface. Le pêcheur sortit péniblement cette curieuse
prise et repartit avec l’argent promis.
Le
prince, impatient, voulut ouvrir le panier sur le champ. Quelle ne
fut pas sa surprise d’y découvrir le corps d’une femme marquée
de la flétrissure des prostituées. La pauvre avait figure
tourmentée et marques violettes autour de la bouche. Le Prince se
mit dans une grande colère contre le responsable des dragons. Ainsi,
on pouvait impunément commettre crime dans sa cité en toute
impunité !
Les
trois hommes rentrèrent séance tenante au palais. Le Prince tonna,
tança le pauvre dragon et lui fit moult reproches. La sécurité
dans sa belle ville n’était pas assurée : on pouvait
commettre crime odieux sans que la justice n’en sût rien. Le
capitaine disposait de trois jours pour retrouver et châtier le
coupable ou il allait sur le champ goûter aux geôles de la ville.
Le
capitaine se savait perdu. Comment en effet retrouver en si peu de
temps cet infâme criminel qui mettait sa carrière en danger ? Il
convoqua les officiers de police et les gens d’armes pour leur
mettre la pression et leur demander d’interroger tous les clients
des tavernes borgnes et des maisons recevant dames de petite vertu.
Il
y avait en cette époque lointaine bien des endroits où se faisait
le commerce du corps. On prétend, à juste titre, que c’est le
plus vieux métier du monde ; la Loire avec tous ces mariniers
loin de chez eux favorisait cette étrange corporation. Bordeaux,
bordels ne manquaient pas en la grande cité ligérienne. La traque
s’avérait complexe et délicate. Voilà un monde franchement
hostile à toute présence policière.
L’échéance
fixée arriva et nulle avancée dans l’enquête ne put sauver
l’honneur du capitaine, pourtant apprécié dans toute la cité,
reconnu pour sa probité et sa clémence, qualités rares dans la
profession ! Le brave soldat savait qu’il allait subir les foudres
du prince, perdre son grade et se retrouver derrière les barreaux.
Ce qu’il ignorait c’est que le prince lui réservait humiliation
publique en place des martyrs.
En
place du Martroi, on dressa un carcan pour mettre au pilori cet homme
si respectable. Le spectacle désola les honnêtes gens, même s’il
se trouva quelques malandrins pour venir vomir des insultes et
cracher sur le pauvre homme entravé par des fers. C’était vision
insupportable pour bien des gens et c’est ainsi que, de la foule
amassée, sortit un vieil homme, le dos voûté et la mine grave.
L’homme
alors prit la parole devant le prince qui jouissait de la scène.
« Seigneur, vous commettez là erreur fatale et
grave injustice. Le capitaine est innocent et ne mérite pas
pareil châtiment. C’est un brave et honnête soldat qui a toujours
servi la cause de la justice. Ce crime pour lequel il se trouve ainsi
dégradé, c’est moi qui l’ai commis … »
La
dignité du vieil homme, son courage, tout autant que son calme
firent grand effet sur la foule et sur le prince. Celui-ci voulut
connaître les raisons de ce forfait. L’homme n’était pas de
ceux qui agissent sans raison ; il impressionnait par sa
sagesse. Le vieux voulut prendre la parole dans un silence de
cathédrale. La foule sur la place désirait, elle aussi, apprendre
les raisons du crime. C’est alors qu’un jeune homme s’avança à
son tour pour s’accuser, lui aussi, du meurtre.
Ce
fut le plus jeune qui intervint pour expliquer que ce n’était que
lui et personne d’autre qui avait commis cette abjection. Le
vieillard lui coupa la parole : « Mon fils, ne cherche pas à
me dispenser de ma punition. C’est moi qui ai tué ta pauvre mère,
ton sacrifice est inutile, je mérite ma peine.
Ce
jeu de dupes finit par exaspérer le prince. Il lui fallait démêler
le vrai du faux et rien n’était simple sur cette place publique.
Le capitaine des dragons fut libéré et le prince le chargea de
l’enquête. Les deux hommes furent conduits dans le beffroi afin de
tirer les choses au clair. La foule rentra, déçue sans doute de ne
pas avoir eu sa part de vérité.
C’est
le père qui donna la version la plus convaincante. Je vais vous la
servir ici, pensant que c’est de lui que vient la vérité. Si vous
penchez pour l’autre solution, je vous laisse le soin de chercher
dans les archives de la ville, je ne compte pas être exhaustif en ce
lieu ; je m’attache simplement au plaisir du récit.
« Ma
pauvre femme porte la flétrissure de la prostitution car elle a dû
dans sa jeunesse recourir à ce commerce pour nourrir ses frères et
ses sœurs. Quand je l’épousai, elle reprit une vie ordinaire,
fut bonne épouse et formidable mère. Vous avez pu voir mon fils
s’accuser de mon crime par amour de nous. Hélas, la pauvre tomba
malade et souffrait épouvantablement. Ses plaintes me rendaient fou.
Un
jour qu’elle était au plus mal, elle me réclama trois poires.
Voilà une curieuse demande, d’autant plus que la saison de ce
fruit n’était pas arrivée. Mais vous devez comprendre que pour
une mourante, on est prêt à soulever des montagnes afin de
satisfaire ses dernières volontés. J’allai sur le marché pour
savoir si, par miracle, il serait possible de trouver des poires plus
précoces que partout ailleurs.
C’est
ainsi qu’on m’indiqua un arboriculteur de Semoy qui avait bien
des secrets et un savoir-faire qui lui permettaient de ramasser,
avant tout le monde, ce fruit si juteux. Je m’empressai de me
rendre auprès de ce paysan mystérieux. Je le découvris dans un
champ de cognassiers, il pratiquait une greffe à chaque pied.
L’homme
continua son travail : cette pratique , m'expliqua-t-il, lui
permettait de récolter ses poires plus précocement que ses voisins.
Il greffait des cognassiers sauvages pour obtenir des poiriers
vigoureux et précoces. Ce n’était ni un mystère ni un secret,
simplement, ses voisins voyaient d’un mauvais œil une technique
qui n’était pas traditionnelle. Il avait mauvaise réputation et
était jalousé du seul fait de leur sottise.
Je
me précipitai auprès de ma pauvre épouse pour lui offrir ce
qu’elle désirait tant l’instant d’avant. Mais ainsi sont les
caprices que provoquent la souffrance : ma pauvre vieille
n’avait plus d’appétit et j’avais fait ce chemin pour rien. Je
laissai les poires à son chevet et j’allai dans ma boutique ;
ma femme dormait alors d’un sommeil apaisé.
Quand
je revins, je découvris avec l'horreur qu'on imagine, le corps sans
vie de ma pauvre vieille. Je présume qu'elle s'était quelque peu
réveillée et, qu'à moitié inconsciente, avait engouffré d’un
coup les trois poires dans sa bouche, s'étouffant sur-le-champ. Je
me sentais responsable de sa mort et je ne voulais pas qu’il en fût
ainsi. Je décidai de maquiller cette mort absurde en un crime
odieux. Je glissai ma pauvre épouse dans un panier que je jetai à
la Loire. Voilà vous savez tout. »
Le
capitaine eut pitié du pauvre homme ; ses larmes l’avaient
convaincu. Il fit venir un apothicaire pour examiner le cadavre et,
fort de ce qui lui avait été dit, l’homme de science confirma
l’hypothèse d’une mort par étouffement alimentaire. Il fallut
expliquer le fin mot de l’histoire au prince, le prévôt des
marchands étant présent dans le palais.
Le
Prince rit de la bêtise du vieil homme et éprouva plus de
commisération que de colère. Il décréta la libération du père
et de son fils ; ils avaient bien assez de chagrin pour en
rajouter encore. Quant au prévôt des marchands, il vit dans
l’histoire des poiriers greffés une belle occasion
d’enrichissement. La récolte du paysan astucieux fut achetée et
embarquée immédiatement pour être portée à la Capitale par le
canal.
Avec
quelques quinze jours d’avance sur les autres producteurs, le prix
de vente fut à la hauteur des espérances du prévôt. L’affaire
fut juteuse comme le sont toujours les bonnes poires de Semoy.
Depuis, le secret de la greffe a dépassé le petit village de Semoy
et la poire d’Olivet lui a volé la vedette. C’est sans doute en
abusant quelque peu de ce délicieux breuvage que votre serviteur a
inventé cette histoire, issue d’une nuit blanche, veuillez l’en
excuser.
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