dimanche 7 octobre 2018

La boutique …



Mon royaume d'enfance.



J'ai grandi dans ce lieu magnifique qu'on nommait la boutique. Curieuse dénomination pour deux espaces distincts, aux senteurs et au décor fort dissemblables. Il y avait tout d'abord l'atelier de tapisserie de ma mère, avec son grand métier horizontal qui s'enroulait progressivement au fil de l'avancée de ses travaux d'aiguilles. Plus loin, l'atelier de mon père, tapissier, avec ses odeurs de cuir et le martellement continu du marteau.

Deux domaines distincts, deux univers en décalage. Pourtant, la même activité du matin jusqu'au soir. Mes parents étaient d'abord des artisans. Leur vie, ils la passèrent au travail et mon père y laissa même son dernier souffle, sans jamais connaître le repos. Tous les jours de la semaine, la boutique était ouverte ; seul le dimanche voyait les travaux s'arrêter sans pour autant fermer la porte aux clients et aux visiteurs bavards.

Il y avait deux vitrines sur le champ de foire pour éclairer les travaux et proposer deux univers, une fois encore, très dissemblables. La maroquinerie de luxe pour ma mère, les cordes et les articles pour chiens pour mon père. J'aimais ces deux pièces qui furent notre maison à nous. Au rez-de-chaussée, il y avait une grande cuisine et toutes les autres pièces étaient dévolues à la marche du commerce.

C'est à l'étage que se trouvaient les chambres qu'on ne regagnait que pour aller dormir. Notre vie était centrée sur la boutique avec ses allées et venues incessantes, ses rituels et ses habitués. Il y avait encore le boulevard qui devenait, au petit matin, le théâtre du spectacle qui resterait à jamais gravé dans mon cœur.

Mon père sortait sa grosse cardeuse et installait un réceptacle pour recevoir la laine fraîchement démêlée : trois tréteaux, une vieille toile à matelas tendue entre ceux-ci. A la première heure du jour, mon père mettait en branle cet engin si bruyant . Le soir, le matelas et le sommier seraient livrés, il ne fallait pas tarder …

Je me réveillais au vacarme de cette machine, véritable ventre qui avalait la laine compactée par des années de service au profit du sommeil des clients. Mon père portait, vissé sur son crane dégarni, son éternel béret dont il ne se coiffait qu'en cette occasion. Je pense que mon couvre-chef de scène provient de ce souvenir si présent mais si lointain, hélas.

Je sais que les vieux habitants de ma petite ville n'ont pas oublié ce spectacle incroyable qui faisait alors partie du décor local. Comme j'aimerais découvrir un photographe de passage ayant immortalisé ce qui, pour nous, était si banal que jamais ne nous vint l'idée de le faire ! Ma mère était, quant à elle, déjà à son ouvrage. Elle s'était levée encore plus tôt pour passer la serpillière par toute la boutique : il fallait la tenir propre pour y accueillir les merveilles qu'elle fabriquait.

Elle a cousu à la main des couvre-pieds et des rideaux. Des milliards de coups d'aiguille ; mouvement toujours identique, mouvement précis et impeccable qu'elle pratiquait tout en discutant avec ces gens qui venaient s'asseoir en face d'elle pour lui faire la conversation. Combien en ai-je entendu de confessions, de récits intimes, d'histoires de vie autour du métier de la tapissière ! C'est à croire que le mouvement ancestral de la couseuse éveillait le désir de se confier. C'est sans doute là que j'ai apprécié le plaisir des histoires simples.

La boutique, c'était encore deux cavernes d'Ali Baba qui ont nourri mon imaginaire, mes craintes et mes rêves. Il y avait l'immense grenier : capharnaüm incroyable où, depuis la fin des chevaux dans les fermes, dormaient à jamais colliers et licols en compagnie des sangles et des rouleaux de cordage . L'odeur de ce grenier à vieux cuir reste encore imprégnée au plus profond de mon être.

Il y avait encore la remise. Une très belle grange où tout ce qui était encombrant était rangé sous une charpente qui se dressait dans le ciel. Un lieu magnifique dont j'ai toujours rêvé de faire une salle de spectacle ou un lieu de convivialité. Nous partagions ce local avec son propriétaire, notre voisin immédiat.

C'est dans la boutique que je me suis construit. Jouant avec un morceau de mousse ou des rouleaux à tissu, des cordes et des fouets. C'est là encore que j'ai aimé découvrir les nouveaux visiteurs, écouter leurs récits. C'est toujours là que j'ai partagé le travail de mes parents mais, honte de ma vie : je n'ai jamais été en mesure de simplement les imiter ; ma maladresse les ayant tous deux découragés.

Ma maison était un vaste théâtre du quotidien, atelier et magasin, réserve et champ de foire.Par ces deux grandes vitrines derrière lesquelles nous vivions, la ville entrait dans notre intimité. Ce fut merveilleux puisque c'était mon enfance ! J'ai souhaité vous la confier ; je me demande encore pourquoi. Si vous passez par Sully sur Loire, vous constaterez que notre grande maison a été divisée, aménagée en différents appartements. Mais il reste la boutique, presque intacte, avec encore ses carrelages d'autrefois. On y vend désormais des biscuits ; poussez donc la porte et pensez à moi !

Nostalgiquement vôtre.





2 commentaires:

  1. Un beau souvenir nabum, merci à vous!

    RépondreSupprimer
  2. Juluch

    Il est fondateur

    Mon goût de la parole et mon intérêt pour les gens sont nés dans ce lieu de vie et de communication

    Merci à vous de passer ici

    RépondreSupprimer

À quoi rêvent les bateaux qui restent à quai ?

  Partir À quoi rêvent les bateaux qui restent à quai ? Ces éternels prisonniers de leurs entraves Ils ont pour seules v...