mardi 30 octobre 2018

Le darwinisme ligérien



Une leçon de choses




Il était une fois une petite espèce endémique à nos rives de Loire. Petit mammifère de la famille des Apodemus, il était appelé autrefois mulot des rives. Ce petit rongeur bien sympathique vivait alors tranquillement à proximité de ses grands cousins castors, qui en cette époque lointaine, pullulaient sur la rivière.

Contrairement aux castors, le mulot des rives vivait un peu à l'écart de l'eau. Il faut avouer qu'il n'aimait guère se retrouver les pattes dans l'eau et qu'il était incapable de nager. Les scientifiques ne se penchèrent jamais sur cette étrange particularité qui par la suite, expliquera la curieuse évolution constatée chez les rares survivants de l'espèce.

Le mulot des rives cherchait refuge dans les varennes, lande qui jouxte le lit moyen du fleuve, où il pouvait se réfugier en cas de montée des eaux. Il connut une vie paisible jusqu'au moment où les hommes, à partir des années 1600, se lancèrent dans l'aménagement des berges de la Loire car il était nécessaire de préserver les belles demeures installées dans le lit supérieur. C'est ainsi que furent dressées des barrières de terre d'abord, de pierre ensuite, qu'ici on nomma turcies puis levées.

Contraint de changer d'habitat, notre mulot des rives ne pouvait se rapprocher de la rivière à cause de sa phobie de l'eau, pas plus qu'il n'osait se risquer de l'autre côté des monticules, dans ce Val qui lui semblait hostile. C'est donc sur les nouvelles constructions qu'il établit domicile.

Obligé de s'adapter rapidement à son nouveau domaine, notre petit rongeur fut cependant mis en difficulté par ce territoire pentu où il devait affronter une déclivité de fort pourcentage. Certains jours de mauvais temps, avec la pluie, le gel ou la neige, le pauvre animal ne pouvait ni descendre ni remonter la pente sans risquer la culbute.

Les générations se succédèrent; la nature faisant toujours bien les choses, les familles qui survécurent à la nouvelle donne furent celles qui évoluèrent en perdant la symétrie de leur train de propulsion. Petit à petit, de portées en portées, un particularisme étonnant surgit de la formidable loterie génétique. Des animaux naissaient avec les pattes plus longues d'un côté que de l'autre, s'adaptant ainsi parfaitement à la vie sur les levées qui devenaient d'ailleurs de plus en plus hautes.

Ce petit miracle d'adaptation ne fut pourtant pas sans désagrément pour l'espèce et les individus eux-mêmes. Le mulot des rives qui naissait « gaucher » ( avec les pattes gauches plus longues que celles de droite) ne pouvait se déplacer qu'avec la Loire à gauche tandis que son homologue droitier devait aller dans l'autre sens. De là, la disparition progressive et presque totale de l'espèce représentée dans nos régions tout au plus par de rares spécimens .

Les pauvres bêtes, non seulement ne pouvaient revenir sur leurs pas, mais le plus grave étaient qu'elles éprouvaient de plus en plus de difficultés à se reproduire . En effet, un mâle gaucher et une femelle droitière étaient dans l'impossibilité technique de copuler sans se retrouver cul par dessus tête. Il leur eût fallu inventer des postures complexes mais malheureusement ces pauvres animaux ne pouvaient consulter le Kamasutra.

Ainsi donc, l'espèce se spécialisa entre gauchers et droitiers qui ne se croisaient qu'une fois dans leur existence. Se posa alors le terrible problème de leur migration à sens unique. Arrivés au terme de leur long chemin , les gauchers tout comme les droitiers ne pouvaient faire demi-tour …

Tant que la marine de Loire exista, les mulots des rives avaient trouvé une astuce. Il leur suffisait de se glisser comme passagers clandestins sur l'un des magnifiques bateaux qui allaient sur la rivière pour revenir à leur point de départ. Malheur pourtant à ceux qui débarquaient sur la mauvaise rive quand le chaland arrivait à Nantes ou bien à Roanne.

Certains individus découvrirent l'usage du pont pour retomber sur leurs bonnes pattes. Mais avez-vous songé à traverser un pont avec une jambe plus courte que l'autre? Rien n'est, la plupart du temps, plus plat qu'un pont. Bien des mulots des rives finirent leur vie devant ce problème insoluble. Heureusement, il y avait sur la rivière quelques ponts en pente, comme ceux de La Charité sur Loire, Gien et Blois qui sauvèrent assez de mulots des rives pour que l'espèce parvînt à survivre.

Le vingtième siècle fut, de toute évidence fatal à ces pauvres petits rongeurs. Plus de bateaux sur la rivière, des automobiles sur les ponts, même ceux qui sont en pente, le mulot des rives connut un tel déclin que l'espèce disparut. C'est du moins ce qui se dit sur les rives de Loire car personne, depuis bien longtemps n'en a vu un seul.

Le petit rongeur des rives trouva pourtant une manière de survivre de manière symbolique. Nos amis les solognots, toujours un peu jaloux des gens du fleuve, inventèrent une fable à dormir debout pour attraper les touristes et les Parisiens qui aimaient à venir chasser ou pêcher dans leur belle région.

C'est ainsi que le Dahut, animal mythologique, animal de farce et de pleine lune fit son apparition dans les histoires à ne pas croire. À bien des égards, ce sont les malheureux mulots des rives qui avaient inspiré les diseurs de menteries au ventre jaune. Nous ne pouvons leur en tenir rigueur car grâce à ce joli subterfuge, ils ont maintenu la mémoire de cet étrange petit animal qui avait su s'adapter à l'aménagement des rives de la Loire.

Charles Darwin n'aurait pas eu besoin d'aller si loin pour trouver sa théorie. Mais il faut avouer qu'on ne voit jamais d'un bon œil un Anglais déambuler sur nos rives. Souvenons-nous, qu'à la même époque, le pauvre Stevenson, l'homme du chemin éponyme, goûta de la prison à Chatillon-sur-Loire. C' est un fait avéré: au pays des mulots des rives, on n'aime guère ceux qui roulent de l'autre côté !
Quant à trouver une morale à cette histoire, on en serait fort embarrassé. Si ce n'est que pour se croiser, il est bien compliqué de le faire avec une ou un partenaire qui va dans l'autre sens. Je crois que la remarque vaut certainement plus pour les mulots des rives que pour les humains. Mais qui sait ?

Naturalistement vôtre.

Jean-Baptiste Pierre Antoine de Monet, chevalier de Lamarck fut celui qui étudia le mulot des rives et jeta les bases de la théorie de l'évolution. Dans son célèbre Mémoires d'histoire naturelle paru en 1797, il cite à plusieurs reprises cet étrange animal. Il n'a malheureusement pas pu en fournir un illustration acceptable. Nous pouvons le déplorer puisque le mulot des rives disparut bien peu d'années plus tard. 

 

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